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The Monster in Emile Zola’s Thérèse Raquin:

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Academic year: 2022

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Le monstre dans Thérèse Raquin d’Emile Zola :

Représentations et esthétique

ELYSSA REBAI

Faculté des Lettres et Sciences humaines de Sfax, Laboratoire LARIDIAME

[email protected]

Thérèse Raquin, a novel of youth which constituted a decisive turning point in the romantic career of Émile Zola, surprises its reader by the omnipresence of the question of monstrosity and the polysemic use of the word “monster”, thereby revealing Zola’s will to exploit all the richness of the vocabulary and his refusal to confine the term to a fixed and restricted definition. The author uses the word “monster” in a multitude of senses, referring to ar- chitectural ugliness, bodily infirmity, behavioral deceit, in order to highlight the transgression of moral and social law. The novel is also striking by its dialectic of the ugly and the beautiful. Our ar- ticle is therefore aiming to study the monster varieties related to space, bodies and characters in Thérèse Raquin, with some attention provided to the aesthetics of the monstrous.

La lecture de Thérèse Raquin, roman de jeunesse qui a constitué un tournant décisif dans la carrière romanesque d’Emile Zola, étonne par l’omniprésence de la question de la monstruosité et de l’emploi polysémique du mot « monstre », décelant par là la volonté zolienne d’exploiter toute la richesse du vocabulaire et son refus de se confiner dans une définition figée et restreinte. L’auteur emploie en effet le mot « monstre » dans une multitude de sens qui renvoie à l’idée de la laideur architecturale, de l’infirmité cor- porelle, de la fourberie comportementale, mettant ainsi en relief cette transgression de la loi morale et sociale. Cette œuvre frappe également par cette dialectique saisissante du laid et du beau. Notre article se proposerait donc d’étudier les différentes déclinaisons du monstre rattachées à l’espace, aux corps et aux caractères ainsi que le rapport qu’il pourrait entretenir avec l’esthétique et, en par- ticulier, avec l’idée du beau et de l’attirant.

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The Monster in Emile Zola’s Thérèse Raquin:

Representations and Aesthetics

Mots­clés

Thérèse Raquin ; Emile Zola ; monstre ; espace ; corps ; caractère ; esthétique.

Keywords

Thérèse Raquin;

Émile Zola;

monster; space;

body; character;

aesthetics.

nr. 29 1/2022

©2022 AIC

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Le monstre, terme à la fois générique et polymorphe, a toujours fait l’objet de différentes et multiples tentatives de définitions si bien que « pour effrayant que soit un monstre, la tâche de le décrire est toujours un peu plus effrayante que lui » (Valéry, 1957 : 490). Qu’est-ce qu’un monstre ? Le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Larousse en donne une définition exhaustive qui révèle tout à la fois la richesse et la difficulté définitoire rattachées à ce terme.

En effet, figurant au volume 11, paru en 1874, le mot masculin monstre, issu du latin monēre (« avertir », « mettre en garde »), acquiert une multitude de sens. Il désigne un être fantastique qui figure dans la légende ou dans la mythologie, un être vivant présentant une importante malformation, un animal effrayant par sa taille et son aspect, un objet ou une machine épouvantables par leur forme énorme, une personne d’une laideur repoussante, un objet en dehors de toute règle, une personne qui suscite l’horreur par sa cruauté, sa perversité ou par quelque vice énorme, une chose qu’on se représente comme extrêmement difficile, qu’on s’exagère infiniment, pour ne citer que ces désignations qui suffisent à montrer la large polysémie du terme « monstre » dans la langue française du XIXe siècle. À lire l’œuvre d’Émile Zola, romancier naturaliste qui a profondément marqué son siècle, l’on constate que presque tous les sens du mot « monstre » s’y trouvent, décelant par là la volonté zolienne d’exploiter toute la richesse du vocabulaire et son refus de se confiner dans une définition figée et restreinte. L’auteur emploie en effet le mot « monstre » dans une multitude de sens. Il suffit de rappeler les nœuds monstrueux parce qu’imposants dans la Fortune des Rougon Macquart, la bête d’Orléans présentée comme un monstre en raison de son aspect fantastique dans La Terre, l’enfant monstre né d’une union entre Serge et Albine dans La Faute de l’abbé Mouret, l’homosexualité féminine qualifiée de monstrueuse dans Nana, les Paloques monstrueux car trop laids dans La Conquête de Plassans, entre autres. Ce bref repérage permet ainsi de relever la grande richesse polysémique dont profite Zola dans l’emploi du mot « monstre ». Mais nous avons choisi, dans le cadre du présent travail, de nous focaliser essentiellement sur l’œuvre de jeunesse d’Émile Zola, Thérèse Raquin, écrite en 1867, marquant alors un tournant décisif dans la carrière romanesque du jeune auteur, pour ausculter les différentes représentations du monstre et montrer le rapport qu’il pourrait entretenir avec l’esthétique.

À lire Thérèse Raquin, un constat s’impose. Le monstre hante le texte zolien et prend plusieurs visages : lieux-monstres, corps-monstres, caractères-monstres. En effet, dès l’entrée dans l’histoire, le lecteur se sent étonné par la spécificité des lieux parisiens dépeints par l’auteur, marqués par la prédominance d’un aspect bien particulier, à savoir la clôture. En effet, la description spatiale dans Thérèse Raquin laisse apercevoir des lieux fermés, marqués par la multiplication des signes de clôture, horizontaux comme verticaux. Le passage du Pont-Neuf, ce lieu architectural typique des années 1830, se présente comme « un corridor étroit et sombre » (Zola, 1971 : 25), fermé, d’un côté, par une muraille et de l’autre par un vitrage : « A droite, sur toute la longueur du passage, s’étend une muraille contre laquelle les boutiquiers d’en face ont plaqué d’étroites armoires » (Zola, 1971 : 26).

En outre, cet effet d’enfermement semble accentué par la faible lumière du soleil qui plonge le passage dans l’obscurité, le laissant ainsi apparaître comme une « galerie souterraine » et le dotant d’un « aspect sinistre d’un véritable coupe-gorge » (Zola, 1971 : 28). Les boutiques, faisant corps avec ce corridor, subissent à leur tour la pesanteur de la clôture. Ces magasins qui, devant être normalement distingués par leur potentiel d’accueil et d’ouverture, apparaissent étriqués laissent répandre une sensation de froid, causée à la fois par le manque de lumière et la présence de l’humidité : « au-delà, derrière les étalages, les boutiques pleines de ténèbres sont autant de trous lugubres dans lesquels s’agitent des formes bizarres » (Zola, 1971 : 26).

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D’ailleurs, on peut relever sans grande difficulté des termes appartenant au champ lexical de la fosse : « au fond », « trous », « se creusent », « funéraires », « trouent », « s’enfonçaient » (Zola, 1971 : 26-27-28), etc. La boutique des Raquin n’échappe pas, elle non plus, à la fermeture.

Celle-ci, plus longue que profonde, est dotée d’objets de petites dimensions : à l’un des bouts, se trouve « un petit comptoir » et de l’autre bout, apparaît « un escalier en forme de vis » (Zola, 1971 : 30). Cette mercerie donne l’impression que tout y est serré, à l’étroit : « des vitrines plaquées contre les murs », « des marchandises empaquetées, serrées dans des coins », « une vitrine de haut en bas emplie de loques blanchâtres », « une vitrine plus étroite (où) s’étagent un entassement d’objets » (Zola, 1971 : 29-30-31). L’auteur, pour rendre plus frappant cet effet de clôture, ajoute à ce cadre extérieur, composé du passage et de boutiques, l’aspect de l’abandon.

La galerie du Pont-Neuf apparaît mal entretenue du sol au vitrage : les dalles sont gluantes, le vitrage est « noir de crasse », les boutiques sont couvertes de couches de saleté accumulées, la muraille est « noire, grossièrement crépie, comme couverte d’une lèpre et toute couturée de cicatrices » (Zola, 1971 : 26). En témoigne la présence du champ lexical de la souillure et du délaissement : « dalles jaunâtres, usées, descellées », « vitres sales », « étalages gris de poussière »,

« des marchandises oubliées là depuis vingt ans », « un entassement d’objets ternes et fanés qui dormaient sans doute en cet endroit depuis cinq ou six ans », « toutes les teintes avaient tourné au gris sale, dans cette armoire que la poussière et l’humidité pourrissaient » (Zola, 1971 : 25- 26), etc. Le confinement n’épargne pas non plus leur appartement. Toutes les pièces, de par leur étroitesse, ont une odeur de cloître. Cet aspect de cloisonnement est rendu encore plus difficile à supporter en raison du délabrement et du manque du mobilier : « Elle […] monta au premier étage, fit le tour de chaque pièce ; ces pièces nues, sans meubles, étaient effrayantes de solitude et de délabrement » (Zola, 1971 : 41).

C’est ainsi que Zola semble se plaire à multiplier les signes matériels de la fermeture, comme les murs, les cloisons, les vitrages, les murailles, etc. Cet engouement zolien pour le clos a été très justement remarqué par Colette Becker : « Zola enferme le plus souvent ses personnages dans un univers étroit, écrasant, hostile dans lequel il leur faut, au risque de périr, faire ”leur trou” » (1990 : 95). Ainsi, clôture et étroitesse semblent donner la sensation d’oppression et de frayeur au lecteur comme au personnage éponyme Thérèse, dont l’entrée première dans la boutique de sa tante Madame Raquin est loin d’être euphorique. Ce fonds de commerce, « plus long que profond » (Zola, 1971 : 30), plonge la jeune femme dans un état de dégoût profond et lui donne une sensation de vertige et d’étouffement. Elle paraît ainsi blasée, ahurie et profondément déçue par ce nouveau cadre dans lequel elle va dorénavant vivre :

Quand Thérèse entra pour la première fois dans la boutique où elle allait vivre désormais, il lui sembla qu’elle descendait dans la terre grasse d’une fosse. Une sorte d’écœurement la prit à la gorge, elle eut des frissons de peur. (Zola, 1971 : 41)

L’exploration de l’appartement, réalisée ensuite dans le but d’apaiser ce sentiment de malaise et de dégoût ressenti par la jeune femme, ne fait que l’effrayer davantage :

Elle […] monta au premier étage, fit le tour de chaque pièce ; ces pièces nues, sans meubles, étaient effrayantes de solitude et de délabrement. […] La jeune femme ne trouva pas un geste, ne prononça pas une parole. Elle était comme glacée. Sa tante et son mari étant descendus, elle s’assit sur une malle, les mains roides, la gorge pleine de sanglots, ne pouvant pleurer ». (Zola, 1971 : 41)

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L’état de Thérèse s’apparente, pour ainsi dire, « au choc noir », expression empruntée à Gilbert Durant. Sans doute, le lieu monstrueux de par sa laideur, son étroitesse et son délabrement, où Zola a choisi d’assigner à résidence son héroïne, semble provoquer chez cette dernière, dont l’espérance se veut détrompée, « un choc émotif pouvant aller jusqu’à la crise nerveuse »1 (Durant, 1960 : 98). N’est-il pas vrai qu’elle se trouve très souvent en proie à des hallucinations qui la tenaillent depuis son séjour au passage du Pont-Neuf ?

[…] parfois des hallucinations la prenaient, elle se croyait enfouie au fond d’un caveau […]. L’air épais de la salle à manger l’étouffait ; le silence frissonnant, les lueurs jaunâtres de la lampe la pénétraient d’un vague effroi, d’une angoisse inexprimable. (Zola, 1971 : 58)

La mansarde du personnage masculin, Laurent, essentiellement marquée par son état sordide, miséreux et étriqué, lui apparaît comme un véritable supplice. C’est pourquoi le jeune homme préfère traîner toute la journée sur les quais et dans les jardins, ne regagnant ainsi sa cachette qu’à la tombée de la nuit.

Il habitait rue Saint-Victor, en face du Port aux Vins, un petit cabinet meublé qu’il payait dix-huit francs par mois ; ce cabinet, mansardé, troué en haut d’une fenêtre à tabatière, qui s’entrebâillait étroitement sur le ciel, avait à peine six mètres carrés. Laurent rentre le plus tard possible dans ce galetas. (Zola, 1971 : 54-55)

La morgue que Laurent fréquente maintes fois pour s’assurer de la mort certaine de sa victime est à son tour décrite comme un lieu-monstre, qui répugne non par son aspect étriqué mais plutôt par l’odeur fade et puante qui s’y propage, le spectacle cadavérique qui s’y dessine, et par les chairs affreusement dissoutes sur les dalles de la salle. Les visites à la morgue envahissent, à vrai dire, le personnage masculin de terreur et de dégoût qu’il a toujours du mal à contenir.

Laurent se donna la tâche de passer chaque matin par la Morgue, en se rendant à son bureau. […] Lorsqu’il entrait, une odeur fade, une odeur de chair lavée l’écœurait, et des souffles froids couraient sur sa peau ; l’humidité des murs semblait alourdir ses vêtements, qui devenaient plus pesants à ses épaules. Il allait droit au vitrage qui sépare les spectateurs des cadavres : il collait sa face pâle contre les vitres, il regardait. Devant lui, s’alignaient les rangées de dalles grises. Çà et là, sur les dalles, des corps nus faisaient des taches vertes et jaunes, blanches et rouges ; certains corps gardaient leurs chairs vierges dans la rigidité de la mort ; d’autres semblaient des tas de viandes sanglantes et pourries.

[…] quand il y avait plusieurs cadavres gonflés et bleuis par l’eau, il les regardait avidement, cherchant à reconnaître Camille. Souvent les chairs de leur visage s’en allaient par lambeaux, les os avaient troué la peau amollie, la face était comme bouillie et désossée. […] Ses visites à la morgue l’emplissaient de cauchemars, de frissons qui le faisaient haleter. Il secouait ses peurs, il se traitait d’enfant, il voulait être fort ; mais, malgré lui, sa chair se révoltait, le dégoût et l’effroi s’emparaient de son être, dès qu’il se trouvait dans l’humidité et l’odeur fade de la salle. (Zola, 1971 : 101-102)

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De cette manière, la caractérisation du monstre et du monstrueux s’applique parfaitement aux lieux dépeints par Zola dans l’œuvre, lieux dont la forme et l’architecture étonnent, frappent l’œil et font naître chez ceux qui les visitent ou habitent un sentiment de répugnance, de malaise et d’effroi.

Chez Zola, le monstre n’étonne pas uniquement par sa nature et sa vue, mais aussi par la difformité des parties constitutives du corps, comme celui de la tante Raquin, ou bien dans le déplacement d’un état à un autre, comme le donne à voir le personnage de Camille, ce mort- vivant. En effet, madame Raquin, tante de Thérèse et vieille mercière, se trouve, après la mort de son fils, « frappée de mutisme et d’immobilité » (Zola, 1971 : 182). La crise qui guette et menace la vieille dame déclare brusquement et cruellement sa présence. La paralysie engourdit petit à petit ses membres jusqu’à roidir sa langue et tordre son corps entier. Cette impotence se vit alors comme un coup de foudre :

La crise dont madame Raquin était menacée se déclara. Brusquement, la paralysie, qui depuis plusieurs mois rampait le long de ses membres, toujours près de l’étreindre, la prit à la gorge et lui lia le corps. Un soir, comme elle s’entretenait paisiblement avec Thérèse et Laurent, elle resta au milieu d’une phrase, la bouche béante : il lui semblait qu’on l’étranglait. Quand elle voulut crier, appeler au secours, elle ne put balbutier que des sons rauques. Sa langue est devenue de pierre. Ses mains et ses pieds s’étaient roidis. Elle se trouvait frappée de mutisme et d’immobilité. Thérèse et Laurent se levèrent, effrayés devant ce coup de foudre, qui tordit la vieille mercière en moins de cinq secondes. Quand elle fut roide et qu’elle fixa sur eux des regards suppliants, ils la pressèrent de questions pour connaître la cause de sa souffrance. Elle ne put répondre, elle continua à les regarder avec une angoisse profonde. Ils comprirent alors qu’ils n’avaient plus qu’un cadavre devant eux, un cadavre vivant à moitié qui les voyait et les entendait, mais qui ne pouvait leur parler. Cette crise les désespéra ; […] (Zola, 1971 : 182)

Le corps-monstre de la vieille mercière continue à exercer un sentiment de monstruosité et d’effroi sur celui qui le regarde. D’ailleurs, les deux époux, Thérèse et Laurent, ne peuvent pas s’empêcher de ressentir de la terreur devant le spectacle insoutenable de l’infirmité de madame Raquin, sans vouloir pourtant la fuir car sa présence leur est nécessaire : ils la considèrent comme une distraction utile qui les tire de leurs mauvais rêves et les protège contre la présence spectrale du mari qu’ils ont assassiné, Camille.

Ils plaçaient toujours la vieille impotente sous la clarté crue de la lampe, afin de bien éclairer son visage et de l’avoir sans cesse devant eux. Ce visage mou et blafard eût été un spectacle insoutenable pour d’autres, mais ils éprouvaient un tel besoin de compagnie, qu’ils y reposaient leurs regards avec une véritable joie. On eût dit le masque dissous d’une morte, au milieu duquel on aurait mis deux yeux vivants ; ces yeux seuls bougeaient, roulant rapidement dans leur orbite ; les joues, la bouche étaient comme pétrifiées, elles gardaient une immobilité qui épouvantait. Lorsque madame Raquin se laissait aller au sommeil et baissait les paupières, sa face, alors toute blanche et toute muette, était vraiment celle d’un cadavre ; Thérèse et Laurent, qui ne sentaient plus personne avec eux, faisaient du bruit jusqu’à ce que la paralytique eût relevé les paupières et les eût regardés.

Ils l’obligeaient ainsi à rester éveillée. (Zola, 1971 : 183)

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Par ailleurs, le personnage de Camille, en se déplaçant d’un état à un autre, celui de la mort à la vie sous une forme spectrale, est décrit comme un monstre qui ne se lasse pas de hanter les nuits des deux coupables Thérèse et Laurent et d’aiguiser leur souffrance. Ce mort- vivant, par sa présence quasi fantastique, plonge les deux complices dans un gouffre sans fond :

Le spectre de Camille évoqué venait de s’asseoir entre les nouveaux époux, en face du feu qui flambait. Thérèse et Laurent retrouvaient la senteur froide et humide du noyé dans l’air chaud qu’ils respiraient ; ils se disaient qu’un cadavre était là, près d’eux, et ils s’examinaient l’un l’autre, sans oser bouger. (Zola, 1971 : 148)

Camille va jusqu’à s’incarner dans le corps du chat, dont la présence devient, aux yeux de Laurent, monstrueuse et intenable, car elle lui rappelle sans cesse celle de sa victime :

Il avait une haine implacable pour le chat tigré, François qui, dès qu’il arrivait, allait se réfugier sur les genoux de l’impotente. Si Laurent ne l’avait pas encore tué, c’est qu’à la vérité il n’osait le saisir. Le chat le regardait avec de gros yeux ronds d’une fixité diabolique. C’étaient ces yeux, toujours ouverts sur lui, qui exaspéraient le jeune homme, il se demandait ce que lui voulaient ces yeux qui ne le quittaient pas ; il finissait par avoir de véritables épouvantes, s’imaginant des choses absurdes. (Zola, 1971 : 158)

De même qu’il existe des lieux et des corps monstres de par leur forme, leur aspect physique ou leur état, il existe dans le texte zolien, si l’on ose dire, des caractères monstres ou des êtres monstrueux, non par le physique mais par le caractère. En effet, l’on trouve, à la lecture de Thérèse Raquin, une trace tangible de cette représentation du monstre chez deux personnages principaux de l’œuvre, notamment Thérèse et Laurent, dont la monstruosité pourrait leur être attribuée étant donné que le monstre, parmi ses innombrables définitions, désigne cet être qui s’écarte fortement de la norme sociale et choisit de transgresser la loi morale, de bon gré ou à contre gré : « qu’elle soit physique ou morale, réelle ou imaginaire, la monstruosité est bien une anomalie trop grave pour être assimilée à une anomalie ordinaire, un degré d’écart par rapport à la norme jugé insupportable ou scandaleux » (Cuny-Le Callet, 2005 : 16).

À suivre le parcours de ces deux personnages zoliens, l’on pourrait remarquer qu’ils sont pourvus d’un caractère qui s’écarte fortement de la morale, caractère ne pouvant être jugé qu’intolérable et scandaleux. À vrai dire, Thérèse et Laurent, tout au long de l’histoire, ne font fournir au lecteur que des comportements transgressifs, qui étonnent d’abord par cette tendance aux mensonges, à la mesquinerie et à l’hypocrisie, mais effraient surtout par cette mise en œuvre de l’adultère et de l’assassinat. En effet, le roman zolien dessine les contours d’une histoire tumultueuse de ces deux protagonistes dont l’appel de la chair les pousse tout d’abord à l’adultère, puis au crime et enfin au suicide : Thérèse, femme mal assouvie, cherche à goûter les affres de la passion non dans les bras de son mari chétif et fébrile Camille, mais dans ceux de son ami, Laurent, sans éprouver le moindre scrupule :

La jeune femme semblait se plaire à l’audace et à l’impudence. Elle n’avait pas une hésitation, pas une peur. Elle se jetait dans l’adultère avec une sorte de franchise énergique, bravant le péril, mettant une sorte de vanité à le braver. (Zola, 1971 : 64)

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Pour ce faire, elle s’attelle, non sans sadisme, à endosser le rôle de la femme docile, irréprochable et affaissée devant sa tante et son mari dupé et à fabriquer des mensonges, justifiant souvent ses longues absences par la migraine qui s’empare d’elle. Mais l’adultère, ne pouvant assouvir que relativement la soif passionnelle des deux amants, les pousse ensuite à échafauder un plan cruel, voire monstrueux, afin de se débarrasser du pauvre mari, en le tuant par noyade dans la Seine, et pouvoir alors vivre paisiblement leur amour fougueux :

Camille se tourna et vit la figure effrayante de son ami, toute convulsionnée. Il ne comprit pas ; une épouvante vague le saisit. Il voulut crier, et sentit une main rude qui le serrait à la gorge. Avec l’instinct d’une bête qui se défend, il se dressa sur les genoux, se cramponnant au bord de la barque. Il lutta ainsi pendant quelques secondes. […] Laurent secouait toujours Camille, en le serrant d’une main à la gorge. Il finit par l’arracher de la barque à l’aide de son autre main. Il le tenait en l’air, ainsi qu’un enfant, au bout de ses bras vigoureux. […] Camille tomba en poussant un hurlement. Il revint deux ou trois fois sur l’eau, jetant des cris de plus en plus sourds. (Zola, 1971 : 91-92)

Or, ce crime, loin de leur faire goûter « le bonheur dans le crime », les tenaille et aiguillonne leur souffrance, les obligeant encore au mensonge et à la duperie, en jouant tantôt le rôle des deux enfants dévoués qui accourent aux petits soins de la vieille impotente, tantôt la comédie du remords. Mais les hallucinations spectrales continuent à les hanter, l’étau se resserre de plus en plus autour des deux meurtriers, qui finissent dans un geste de désespoir absolu, mais aussi de délivrance, par se suicider devant les yeux glacés et impitoyables de la mère paralytique.

Mais ce qui étonne par-dessus tout dans l’œuvre zolienne, c’est le traitement esthétique de la figure du monstre. L’on retrouve en effet des images où le monstre, qu’il soit lieu ou objet, perd sa valeur première, au profit d’une valeur nouvelle et contradictoire. Certains monstres dans Thérèse Raquin font l’objet de l’admiration et non de la frayeur, de l’attirance et non de la répulsion, de la beauté et non de la laideur. C’est le cas de la morgue, ce lieu-monstre qui, au- delà de son aspect macabre et repoussant, met parfois en relief cette beauté du laid et cet engouement pour le monstrueux et la monstruosité :

La morgue est un spectacle à la portée de toutes les bourses, que se paient gratuitement les passants pauvres ou riches. La porte est ouverte, entre qui veut. Il y a des amateurs qui font un détour pour ne pas manquer une de ces représentations de la mort. Lorsque les dalles sont nues, les gens sortent désappointés, volés, murmurant entre leurs dents.

Lorsque les dalles sont bien garnies, lorsqu’il y a un bel étalage de chair humaine, les visiteurs se pressent, se donnent des émotions à bon marché, s’épouvantent, plaisantent, applaudissent ou sifflent comme au théâtre, et se retirent satisfaits, en déclarant que la Morgue était réussie, ce jour-là. (Zola, 1971 : 163)

C’est ainsi que ce lieu monstre s’avère réversible. Les cadavres qui y habitent deviennent un tableau d’art sur lequel les visiteurs, qu’ils soient hommes, femmes ou jeunes garçons viennent jeter leurs regards curieux, enflammés de désir, voire vicieux.

Cette esthétique du laid se lit également dans les tableaux peints par Laurent dans une tentative d’échapper au spectre de Camille, après avoir commis son crime abominable. Ce

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personnage masculin, jusque-là connu en tant que peintre raté, acquiert, après le meurtre de Camille, une sensibilité et un sens artistique « d’une lucidité étrange » :

Certes ces études étaient gauches, mais elles avaient une étrangeté, un caractère si puissant qu’elles annonçaient un sens artistique des plus développés. On eût dit de la peinture vécue. Jamais l’ami de Laurent n’avait vu des ébauches si pleines de hautes promesses.

[…] Sans doute un phénomène étrange s’était accompli dans l’organisme du meurtrier de Camille. Il est difficile à l’analyse de pénétrer à de telles profondeurs. Laurent était peut- être devenu artiste lorsqu’il était devenu peureux, à la suite du grand détraquement qui a bouleversé sa chair et son esprit. (Zola, 1971 : 178-179)

C’est ainsi que cette œuvre d’art monstre doit être comprise dans un double sens : elle est monstre dans la mesure où elle est énorme et époustouflante, émanant d’un vrai talent et d’un grand génie artistique. Elle est aussi monstre car elle ne fait finalement penser qu’à la figure cadavérique et affreuse du pauvre noyé, dont l’incarnation spectrale a fait naître, chez les deux assassins, un sentiment de monstruosité et de désarroi. Témoin, ce passage :

Lorsque son ami lui avait fait l’observation que toutes ses têtes d’étude avaient un air de famille, il s’était brusquement tourné pour cacher sa pâleur. C’est que déjà cette ressemblance fatale l’avait frappé. Il revint lentement se placer devant les toiles ; à mesure qu’il les contemplait, qu’il passait de l’une à l’autre, une sueur glacée lui mouillait le dos.

— Il a raison, murmura-t-il, ils se ressemblent tous… ils ressemblent à Camille. (Zola, 1971 : 180)

En guise de conclusion, l’on pourrait dire que le monstre est un thème central dans Thérèse Raquin et la monstruosité y est un principe créateur et primordial qu’il faut lire avec rigueur et élucider. Les différentes déclinaisons du monstre rattachées à l’espace urbain, aux corps, aux spectres, ainsi qu’aux caractères des personnages dont l’existence était souvent marquée par une série d’écarts par rapport à la norme, à la coutume, à la loi morale et sociale et aux vertus universelles, ont montré en filigrane la fascination zolienne pour le dérèglement et la transgression, pour toutes ces vies à l’envers, pour toutes ces anomalies qui imprègnent le corps et l’esprit humains, qu’il fallait dépeindre scrupuleusement, combattre, supporter et dont il fallait assumer la responsabilité. La critique n’avait donc pas tort de qualifier de monstre tout à la fois le roman de Thérèse Raquin, étant donné qu’il contient d’innombrables images du monstrueux et de la monstruosité : « On aurait alors tort, pour citer un exemple des plus originaux, de s’étonner de voir un réalisateur de films coréen relire au XXIe siècle Thérèse Raquin et mêler les crimes du roman à une histoire de vampires » (Verret, 2015 : 624) et son auteur, souvent jugé dangereux, névropathe et immoral, se plaisant à écrire et à décrire dans l’ensemble de son œuvre romanesque ce qui ne devait être ni écrit ni décrit.

BIBLIOGRAPHIE :

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Referințe

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