RRL, LXIV, 1, p. 29–82, Bucureşti, 2019
ARTICULATOIRES DANS UNE PERSPECTIVE ÉVOLUTIVE
1ALEXANDRU GAFTON
2«Et quand l’un des fuyards d’Ephraïm disait:
Laissez-moi passer! les hommes de Galaad lui demandaient:
Es-tu Ephraïmite? Il répondait: Non.
Ils lui disaient alors: Eh bien, dis Schibboleth.
Et il disait: Sibboleth, car il ne pouvait pas bien prononcer»
Juges, 12, 5–6
Abstract. The articulatory organs determine how the sounds are formed and produced, yet, in themselves – as anatomic-physiological organs – , they are not individualizing and restrictive for a given linguistic community. The exercise of the articulatory organs is essential and brings forth significant results; nevertheless, however intense, it cannot lead to results completely independent of the concrete structure of the articulatory organs, annulling their determinations.
Key words: Basis of Articulation, Articulatory habits.
1. SCHIBBOLETH
Tout monolingue peut observer qu’un bilingue qui a appris le langage humain à travers une autre langue que celle du monolingue et qui n’a appris que par la suite la langue du monolingue, présente des particularités de prononciation qui le trahissent en tant que locuteur non-natif de la langue du monolingue. Quelque entraîné qu’il soit dans la langue du monolingue, tôt ou tard, plus ou moins facilement, il se rendra compte lui-même que sa
1 Ce texte représente une synthèse provisoire d’un ouvrage en cours d’élaboration. La bibliographie sur la base de laquelle elle est écrite contient de nombreux textes appartenant à plusieurs sciences et domaines de la connaissance, en particulier des études de biologie théorique et appliquée. Bien que chaque texte soit particulièrement important et que nos lectures restent encore insuffisantes, pour des raisons d’espace, la Bibliographie contient une énumération sélective en quelque sorte de certains d’entre eux.
Étant une synthèse, nous n’assumons point les mérites des chercheurs qui ont fait des expériments, des observations et des études élaborées aussi minutieuses et appliquées que possible.
Nous assumons la sélection des opinions, l’image globale que nous en avons faite et sa présentation.
2 “Alexandru Ioan Cuza” University, Iaşi, Romania, [email protected].
langue n’est pas la première langue de l’autre. Même dans le cas d’un très bon locuteur de la catégorie en question, le simple étonnement suscité par la grande maîtrise qu’il a de la langue du monolingue suppose qu’il a déjà été reconnu en tant qu’étranger.
En outre, un tel cas n’est pas essentiellement différent de celui d’une personne qu’on a essayé de transformer en bilingue dès sa naissance. Quoiqu’elle puisse maîtriser les deux langues mieux que le bilingue ne maîtrise la langue non native, elle ne maîtrisera pas les deux aussi bien que le monolingue maîtrise sa seule langue.
1.1. Lieu d’articulation ou habiletés articulatoires
L’observation de telles situations a conduit certains linguistes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle à ce qui était évident, notamment à l’époque de l’évolutionnisme darwinien: les organes articulatoires. Considérant que la voix apparaît suite à la coordination des composants de l’appareil phonatoire, ils croyaient – essentiellement – que la structure et le fonctionnement du système phonétique d’une langue (des particularités morphologiques et physiologiques des sons et des flux sonores, passant par les particularités de la coarticulation et terminant par le phonème) dérivent et dépendent de la manière dont – dans la communauté respective – les composants de l’appareil phonatoire et leur conjonction se sont structurés à la suite de leur activation, leur collaboration et leur exploitation. C’est-à-dire que le larynx, la langue, les lèvres, la mandibule, la cavité nasale acquièrent certaines déterminations (de position, de moment, de durée d’action et combinatoires) appropriées à l’articulation des flux sonores de la langue respective, mais pas à celles d’une autre langue. Et ce résultat peut être transmis à la fois génétiquement et culturellement (Wechssler 1900; Ginneken 1933; Philippide 2015;
Ivănescu 1980).
D’autres ont imaginé qu’une telle théorie pourrait avoir des conséquences qui dépassent le domaine de la linguistique. Par conséquent, en se concentrant exclusivement sur l’aspect culturel-fonctionnel, ils ont offert une autre explication: les différences en question découlent des habiletés ou habitudes articulatoires, et de telles différences ne sont pas essentielles ni insurmontables. C’est-à-dire, les organes articulatoires en soi ne sont que des instruments capables d’interpréter n’importe quelle partition. Cela pouvait être démontré, pensaient-ils, en transplantant dès la naissance un enfant né de locuteurs de la langue x, mais qui n’a entendu aucun son de celle-ci, dans une communauté de locuteurs de la langue y. Exposé seulement à la langue y, cet enfant-là arriverait à maîtriser et à parler cette langue comme un vrai natif. En d’autres termes, les organes articulatoires de tous les hommes sont identiques, les différences entre les langues et les impuissances graduelles des locuteurs non natifs étant dues au fait que l’appareil phonatoire exerce exclusivement ou surtout un certain système phonétique (Puşcariu 1937; 1976; 1994; Saussure 1998).
Les deux intuitions n’étaient pas fausses, mais le niveau des connaissances sur la structuration et le fonctionnement des organes articulatoires – en termes sociaux, génétiques ou épigénétiques – n’avait même pas atteint un niveau débutant. Il est vrai que les articulations (à savoir la manière de former et la produire des sons) sont déterminées par les organes articulatoires, mais en soi – en tant qu’organes anatomo-physiologiques – ils ne sont pas individualisants et limitateurs pour communautés linguistiques. Il est vrai que l’exercice des organes articulatoires est important et peut conduire à des résultats significatifs, mais quelque intense qu’il soit, il ne peut pas conduire à aux résultats du
monolingue ni être totalement indépendant de la structure des organes articulatoires, dont il annule les déterminations (Rousselot 1891; Jespersen 1933; Honikman 1964; Lenneberg 1971; Drachman 1973; Laver 1978; Disner 1983; Gaya 1988; Kiparsky 1995; Jenner 2001;
Givón 2002; Kendrova & Borissoff 2013).
1.2. La philosophie de la science et les scientifiques
Une telle discussion nécessitait des détails concernant les moyens concrets de:
a) formation et fonctionnement des organes phonatoires; b) formation du système phonétique particulier à une langue; c) formation et transmission des habitudes comportementales, le tout en lien avec l’observation des facteurs d’influence et de leur comportement (dans les limites de la variabilité et de la stabilité). Enfin, tous les éléments impliqués, les facteurs, les causes et les effets à la fois, exigent d’être observés dans leur développement et leur évolution, et ce complexe nécessite de nombreuses connaissances de divers domaines.
En fait, il est possible que les deux explications ne soient pas contradictoires et ne s’excluent pas, étant deux aspects complémentaires ou deux moments qui décrivent un processus complexe, observé surtout (ou de préférence) d’un certain angle. L’histoire de la science montre que, souvent, peu importe le degré de précision avec lequel une recherche est menée, les scientifiques préfèrent les explications simples, réductibles à une seule cause, à une essence autosuffisante, évitant les explications complexes et nuancées, basées sur un réseau de facteurs qui ne peut être réduit à une cause unique ou au moins dominante3.
Mais la réalité est beaucoup plus complexe qu’elle ne le semble à ceux qui travaillent à des niveaux plus élevés et complexes. En fait, les phénomènes d’une importance cruciale pour l’ensemble du système se produisent surtout au niveau fondamental. C’est pourquoi non seulement on ne peut pas le négliger, mais sa simple ignorance et l’ignorance des effets de son action sont susceptibles d’interdire l’accès à la véritable compréhension de la réalité.
Puis – comme beaucoup d’autres domaines spéciaux –, la linguistique n’étant pas une vraie science, elle ne peut pas trouver en soi ses fondements, et, ne les connaissant pas, quelque affirmation qu’elle fasse (et qui pourrait vraiment intéresser) risque d’être invalide.
L’atome d’hydrogène est une réalité physique, c’est la physique qui s’en occupe; la molécule d’eau est une réalité chimique, c’est la chimie qui s’en occupe; et c’est la biologie qui s’occupe des bactéries qui vivent dans cette molécule-là. A partir de ce niveau, les produits de la réalité apparaissent à la suite des combinaisons plus ou moins complexes, qui ont lieu aux trois niveaux fondamentaux. La sociologie, par exemple, traite de la création, le comportement et la dynamique des groupes sociaux. Mais avant d’être des sociaux, les individus sont biologiques, ce qui est leur donné fondamental et le trait qui
3 Le cas le plus pertinent, peut-être, est celui de Darwin, qui, bien qu’il ait construit une explication fondée largement sur la pensée lamarckienne, pour des raisons de toutes sortes – en essence, la volonté de construire sa propre théorie, se différenciant de Lamarck et, après l’apparition de Weismann, de son destin scientifique –, accentuera l’aspect qu’il a découvert (la sélection naturelle), presque jusqu’à son absolutisation (fait accompli par des néodarwinistes qui dévient ainsi fondamentalement du darwinisme, l’abandonnent pratiquement et fondent un dogme), bien qu’il ait clairement montré que la sélection naturelle n’est pas le seul facteur de l’évolution.
Pour sa part, Lamarck avait approché plusieurs des idées qui rendraient Darwin célèbre (la surpopulation et la lutte pour l’existence, la variabilité et la sélection naturelle), mais les avait ignorées, se concentrant sur la transmissibilité des traits acquis.
conduit à toutes les autres nuances. Ce fait ne peut pas être ignoré par le sociologue sans conséquences sur l’exactitude et l’exhaustivité de la connaissance qu’il obtient et qu’il offre. La langue, l’objet de recherche de la linguistique, est tout d’abord une réalité physique et bio-sociale, un épiphénomène, un grand nombre des éléments qui pourraient fonder toute hypothèse et théorie linguistique se trouvant en physique, en biologie (anatomie, physiologie, génétique des individus et des populations), en sociologie, en éthologie et dans la théorie interdisciplinaire des systèmes.
Du point de vue linguistique, la parole utilise des phonèmes. Mais cette observation reste inutile si on ne comprend pas que la matière constitutive des phonèmes est le son;
même cette connaissance ne suffit pas, car les sons sont produits par l’articulation. Ce sont donc les articulations qui comptent, mais elles sont le produit des organes articulatoires. Par conséquent, pour que la linguistique puisse apporter la contribution envisagée à la connaissance, il est nécessaire de comprendre tout d’abord la réalité biologique (les organes articulatoires et l’articulation), et après le comportement bio-social de la réception, de la production et de l’apprentissage des sons articulés, afin de créer des phonèmes et communiquer dans le cadre social. Cependant, quelque difficile qu’il lui soit, dans tout ce qu’elle fait de solide et d’approfondi, la linguistique a besoin de comprendre l’origine du langage. Elle ne peut pas y arriver sans recourir à d’autres sciences et domaines de la connaissance avec lesquels elle doit coopérer et auxquels elle doit obéir.
Après tout, quelque frustrant qu’il puisse être, aucun domaine dérivé ne peut ségréguer son objet en le réduisant à ce qu’il croit pouvoir l’expliquer et en laissant de côté – sans conséquences annulantes – des données essentielles qu’une science (à savoir la physique, la chimie et la biologie) ou un autre domaine, situé en aval, lui procure. En suivant la compréhension nuancée de la réalité et la révélation des aspects qu’elle acquiert à la suite à sa complexification, les domaines dérivés de la connaissance ne peuvent pas contourner ou négliger les fondements dont cette réalité découle. En imposant leurs propres concepts et perspectives (comme si la connaissance des nouveaux aspects n’aurait pas du tout besoin de comprendre les éléments et les parcours préexistants et précurseurs), ils ignorent leur statut réel, de nuancements d’une réalité complexe, qui, de toute façon, ne se trouve pas sur le territoire qu’ils ont délimité tout seuls, plus ou moins arbitrairement.
1.3. La conjonction des sciences
Comme il est possible que cette question soit fondamentale à l’existence de la science de la linguistique, dans ce qui suit nous allons parcourir – très brièvement – le chemin qui passe par les fondamentaux de la réalité, en considérant que pour comprendre l’existence, la structure, le fonctionnement, l’évolution et toute sorte de devenir d’une entité, il est impérieux de connaître la genèse de l’entité et des processus qui l’ont amenée à l’existence, l’environnement dans lequel elle existe et les facteurs qui agissent en quelque sorte sur elle, puis la façon dont les effets de l’existence et de son action influencent son environnement et elle-même.
Les recherches dans le domaine de la biologie ont montré que les organes et les fonctions sont principalement le résultat complexe de l’interaction des facteurs génétiques (quelque peu stables) et épigénétiques (découlant de l’interaction du produit fonctionnel des gènes avec les facteurs environnementaux).
Du point de vue structurel, les organes complexes, comme l’appareil phonatoire, sont modulaires. Bien qu’au niveau de la même population il puisse présenter une grande variabilité structurelle (sans affecter significativement la concrétisation et les résultats de son activité), l’appareil phonatoire tend à particulariser cette communauté-là.
Du point de vue fonctionnel, au-delà des déterminations génétiques, suite à sa mise en place en tant que de tel, l’appareil phonatoire acquiert des déterminations épigénétiques (par l’activation et le fonctionnement de ses composantes dans un environnement sonore et social donné). Pour que la fonction devienne effective, l’activation et l’exercice des organes articulatoires sont impérieux, ce qui se produit généralement et naturellement d’une certaine manière, déterminés par un certain comportement constitué et marqué culturellement et linguistiquement. Leur exercice renforce et façonne leur état, leur fonction et leurs résultats aussi.
Jusqu’à un certain point, un organe est un donné structurel, sa fonction résultant de l’amplitude limitée de ses possibilités. Cependant, il convient de noter que, en quelque sorte, l’organe peut être modelé et déterminé par la fonction. Cela signifie que (surtout au début et pendant l’activation et l’exercice primaire), l’organe et la fonction coévoluent, s’influencent et s’accomodent l’un à l’autre.
Ni les organes ni les fonctions ne sont transmis et hérités en tant que tels. Cela arrive aux gènes, le matériel contenant les instructions nécessaires à la synthèse des protéines qui servent après de base pour la construction des organes qui, suite au besoin et à l’exercice dérivé, s’activent et accomplissent des fonctions pour répondre à ces besoins. Mais en même temps, après un long exercice (canalisé et sélectionné par le développement et l’évolution), il est possible que les organes ainsi déterminés acquièrent des éléments d’identité communautaire et que l’on arrive à leur transmission – par la voie la génétique et épigénétique. Nous détaillerons ces affirmations ci-dessous.
2. LA FORMATION ET LE DEVELOPPEMENT DES STRUCTURES
2.1. L’auto-organisation (Riedl 1978; Prigogine & Stengers 1984a; 1984b;
Kauffman 1993)
Soumise aux lois physiques, la matière anorganique manifeste et subit des processus génériques comme : la dynamique oscillante, l’hétérogénéité spatio-temporelle (produite par l’interaction avec des facteurs stimulants et inhibiteurs), la visco-élasticité, la diffusion, la cohésivité, puis la fractalité et la capacité d’autoréplication (Markov & Markov 2012).
Les effets et le développement de ces processus au niveau anorganique engendrent la matière organique, puis la matière vivante. Leur apparition, leur organisation structurelle et leur complexification sont dues aux capacités d’auto-organisation de la matière anorganique (Novák & Liebl 1975; Liebl et al. 1984; Lauterbur 2008; Schrum et al. 2010;
Klein et al. 2017). La coordination des comportements de plusieurs cellules individuelles (chacune suivant le même ensemble de règles comportementales codées dans le génome et fondées sur les réseaux de régulation du gène) est capable d’initier un processus d’auto- assemblage (Deamer & Bada 1997; Monnard & Deamer 2002; Szostak 2011; Murtas 2013;
Black & Blosser 2016) des structures pluricellulaires, avec les conséquences suivantes: la
stochasticité inhérente; la nécessité d’adaptation stabilisée (ce qui implique un feedback négatif et la baisse de la stochasticité); capacité de l’ontogénie de répondre aux perturbations majeures; la canalisation des possibles transformations évolutives de l’ontogénie; l’intégrité de l’organisme, des adaptations qui conduisent à l’isotélésie ou à l’équifinalité (Ardell & Sella 2001; 2002; Sella & Ardell 2006; Markov & Markov 2012).
Dans le même temps, l’interaction des cellules avec l’environnement biochimique, la division et la présence de facteurs perturbateurs mineurs stimulent le processus de différenciation et de diversification des cellules ayant les mêmes paramètres initiaux. Cela se traduit par une résistance aux fluctuations moléculaires et externes, aux modifications des groupes cellulaires. L’augmentation du nombre de cellules réduit la synchronicité des oscillations intracellulaires. Ainsi arrive-t-on à la différenciation de la composition chimique, à sa stabilisation et aux types de cellules déterminés. Le résultat hérité par la génération suivante n’est plus identique au point de départ (Furusawa & Kaneko 1998;
2000; 2002; Kaneko & Yomo 1999).
Conclusion. Il résulte de ce qui précède que la matière anorganique a des capacités par lesquelles elle s’auto-organise, produisant le niveau chimique moléculaire. La matière organique résultante acquiert de nouvelles capacités d’organisation et génère la matière vivante. Fondée sur l’existence et l’action synergique des éléments et des processus des deux premiers niveaux et sur les résultats ainsi obtenus, la complexité des structures biologiques (l’organisme des primates, par exemple) et les forces internes qui déterminent son existence et son fonctionnement n’appartiennent jamais exclusivement à ce niveau, les principes sur lesquels elles sont fondées se situant au niveau fondamental (physico- chimique) et en provenant. Ce niveau n’est pas une source révolue, mais un facteur formateur, essentiellement actif et dominant.
Donc la vie apparaît à la suite des processus d’auto-assemblage chimique spontané des éléments dans un système équipé avec les capacités suivantes: a) l’auto-organisation (dans le sens de l’intégrité, mais aussi de la différenciation et de la spécialisation), b) l’oscillation raisonnable entre la stabilité nécessaire à l’existence et la variabilité nécessaire à l’adaptation, c) l’extrait de la nourriture de l’environnement, d) l’élimination des toxines, e) le développement et l’auto-réplication. En outre, dans certaines conditions, les organismes conservent et de transmettent les acquisitions faites tout au long de leur évolution adaptative (Barabási & Oltvai 2004; Cavalier-Smith 2004; Black & Blosser 2016).
2.2. Génétique et épigénétique; développement et évolution
En développant davantage les traitss existants, les systèmes biologiques acquièrent des capacités d’auto-réplication assez élaborées. Bien que le plan du développement soit fourni par le génome, les gènes ne produisent pas directement la morphologie et n’influencent pas directement la quantité ou la forme d’un certain trait morphologique. La voie de la protéine à la structure et au comportement est long, difficile et complexe. Les gènes peuvent agir localement (intrinsèquement), en codant les éléments structuraux ou régulateurs (les premières déterminent les caractéristiques morphologiques des composantes organiques concrètes dont elles détiennent le plan de construction, les autres règlent les moyens de fonctionnement des gènes structuraux) ou ils peuvent se comporter épigénétiquement (extrinsèquement), influençant interactionnellement les activités des cellules et les effets de leur fonctionnement. N’étant pas un monolithe aux fonctions
simples et strictement délimitées ou un facteur absolu, le gène a la capacité de produire plusieurs types de protéines – à différents moments, pour différents tissus, en agissant à plusieurs niveaux et en constante interaction avec l’environnement. Ainsi, un même gène peut être responsable du même trait dans des cellules différentes, mais il peut être impliqué dans plusieurs processus, dans différents types de cellules de différents lieux et moments de la vie de l’organisme. C’est-à-dire qu’un seul gène n’est responsable (presque jamais) pour un trait particulier, et dans la production ou la manifestation de certaines caractéristiques il y a d’autres gènes ou parties de gènes avec lesquels il s’associe, agissant presque exclusivement de manière conjuguée, dans des réseaux de gènes. Bien que leurs déterminations ne soient pas immuables, les réseaux de gènes constituent le premier moment actif de grande stabilité et ils agissent tout au long de la vie de l’organisme qui les porte, répondant aux demandes spécifiques et successives de manière adéquate au moment où la demande apparaît. Au cours de l’ontogenèse, le développement implique des interactions entre les gènes et entre leurs expressions (non seulement dans le milieu cellulaire, mais aussi externe) et le génome n’est pas lu et interprété une seule fois, mais il est toujours actif (réagissant instantanément aux changements dans l’organisme et au-delà, étant toujours un médiateur dans les relations entre le génotype et l’environnement). La relation entre les gènes et l’environnement est donc entrelacée et dynamique. Les effets des actions des gènes individuels et des réseaux de gènes peuvent être modulés par les actions des facteurs environnementaux (non héréditaires), puis par les conséquences engendrées par cette dynamique interactionnelle (Johannsen 1911; Waddington 1957; Sturtevant 1965;
Cheverud 1996; Raff 1996; Griffiths & Neumann-Held 1999; Keller 2000; Lewontin 2001a; 2001b; Moss 2001; 2003; Neumann-Held 2001; Reik & Walter 2001; Newman 2002; Dediu 2008; Murgatroyd 2010; Dediu & Christiansen 2016).
Tout au long du développement (processus séquentiel, hiérarchisé, coordonné, qui se produit avec le temps et qui connaît des taux différents), les facteurs de croissance, les hormones, la différenciation cellulaire, etc. génèrent différents environnements cellulaires, de sorte que les interactions entre les différents éléments de contrôle génétiques, épigénétiques et environnementaux ont leurs propres actions et conséquences (Lerner 1991;
Salthe 1993; Oyama 2000a; 2000b; 2001; Oyama et al. 2001; Bateson 2001; Godfrey- Smith 2001; Griffiths & Gray 2001; Moss 2001; Weber & Depew 2001; Rudel & Sommer 2003; Salazar-Ciudad & Jernvall 2004; 2005). À son tour, la structure et les fonctions peuvent agir en tant que régulateurs (par retroversion), c’est-à-dire que les processus de développement peuvent déterminer la façon dont les gènes influent sur le phénotype et l’existence des modules de développement (Johnston & Gottlieb 1990; Cheverud 1996;
Newman & Müller 2000; Müller & Newman 2003; Keränen 2004). L’intensité et les conséquences de l’action des facteurs ci-dessus ne sont pas constantes dans les différents moments et contextes de la vie, ni égales les unes aux autres.
Au niveau des divers éléments du squelette, par exemple, l’initiation d’un certain processus de développement peut être régulée par divers facteurs génétiques et épigénétiques intrinsèques (gènes, tissu osseux, musculeux, vaisseaux sanguins, tissu conjonctif, cartilages, tendons, ligaments, nerfs, dents, diète, expérience sensorielle, interactions sociales), ainsi que par le contrôle hormonal, génétique et par les interactions épigénétiques secondaires, l’exercice de la structure et des fonctions agissant sur la croissance et le développement de l’ensemble du complexe (Sturtevant 1965; Atchley 1983;
1993; Atchley & Hall 1991; Nonaka et al. 1988; Nonaka & Nakata 1988a; 1988b; Johnston
& Gottlieb 1990; Cheverud 1996; Holmes & Ruff 2011).
Le phénotype est donc le résultat dynamique du fonctionnement interactionnel du génome avec et dans l’environnement concret (l’environnement n’étant pas seulement un cadre général, mais aussi un facteur d’influence) et il est soumis à des actions de plasticité, d’imprégnation et de canalisation.
La plasticité est la capacité à répondre, par accomodation, au développement, aux exigences impérieuses de l’environnement et aux besoins internes. Elle montre comment les organismes en développement peuvent réagir à différentes conditions, produisant plusieurs phénotypes différents. En d’autres termes, la variation génétique et phénotypique ne sont pas couplées (Debat & David 2001; West-Eberhard 2003; Hoverman & Relyea 2007; Shanahan 2008; Phenning et al. 2010; Fierst 2011).
L’imprégnation est une forme de modélisation du phénotype. Avec des mécanismes spécifiques, elle peut agir aux niveaux génétique, placentaire, épigénétique, comportemental et culturel. Au sens large, toute entité existant sur des coordonnées interactionnelles est susceptible d’être imprégnée (Veraska et al. 2000; Klingenberg et al. 2001; Reik & Walter 2001; Baroux et al. 2002; Leamy et al. 2008; Bartolomei 2009; Dindot et al. 2009; Lori et al. 2011; Barlow & Bartolomei 2014; Hanna & Kelsey 2014).
La canalisation fait référence à la résistance des organismes (exercés de manière dirigée dans la phylogénèse et même dans l’ontogenèse) aux variations génétiques et environnementales – permettant leur accumulation insaisissable – à savoir la préservation par les organismes d’un phénotype typique, en dépit des génotypes et des environnements différents. Mais en même temps, sous la grande pression de l’environnement, les processus de développement peuvent dépasser la piste sur laquelle s’est produite la canalisation, les variations de canal et les changements accumulés offrant la possibilité de produire de nouveaux phénotypes avec l’augmentation du potentiel adaptatif. De cette manière, les caractéristiques formées en réponse aux défis de l’environnement peuvent devenir héréditaires. Ce processus constitue une "assimilation génétique" (Waddington 1942; 1952;
Scharloo 1991; Ariew 1996; Kawecki 2000; Siegal & Bergman 2002; Masel 2004; Flatt 2005; Crispo 2007; Ehenreich & Pfennig 2015).
Tout cela montre que le génome (qui est la résultante d’un complexe de facteurs génétiques et non génétiques) a un très haut degré de stabilité (Atchley 1983; Bailey 1985;
1986a; 1986b; Pallares et al. 2014; Klinkenberg et al. 2001). À son tour, l’organisme qu’il génère et sert – et qui doit survivre dans des conditions fluctuantes (qui doit répondre au moins de manière acceptable aux demandes de l’environnement physique, biologique et social) – apparaît comme résultat à la fois des déterminations génétiques, ainsi qu’épigénétiques, comportementales et culturelles (Galef 1976; Tomasello 1995; Vargha- Khadem et al. 1998; Jablonka & Lamb 2005). Par conséquent, tout comme le génome, l’individu et la population peuvent développer – de manière inhérente et adaptative – plusieurs phénotypes. Cependant, les exigences de la survie, l’activation et l’exercice concret et efficace des attributs et des fonctions des différentes structures et de l’organisme dans son ensemble imposent, constituent et conduisent à la sortie de l’état idéal de potentialité, de virtualité apparemment pluripotente, et le passage à l’état dynamique d’acte, de processualité effective (West-Eberhard 2003; Brakefield 2006).
Si, par conséquent, on peut supposer qu’à la naissance un organisme détiendrait l’équipement nécessaire pour faire absolument tout ce que cet équipement-là lui
permettrait, tout comme ce qui pourrait résulter de la combinaison de plus en plus complexe de ces actions-là, par l’exercice – intrinsèquement dirigé par les besoins et renforcé par la répétition – de certaines activités, les compétences qui se forment conduisent à un certain degré de spécialisation (qui est canalisatrice) avec le pendant de la réduction progressive de la capacité à produire des actions non exercées (qui, par ailleurs, ne constituent pas des besoins ou des comportements caractéristiques à l’environnement socioculturel en question).
Tout cela signifie qu’après la manifestation des premiers comportements fonctionnels de l’organisme et après l’apparition de ses premiers résultats du fonctionnement interactionnel avec l’environnement, la structure fonctionnelle respective peut arriver à acquérir certaines adaptations accommodées à la réalité concrète des exigences fonctionnelles (parfois – rarement – même structurelles) de l’environnement existentiel du produit respectif, un processus qui peut subir des ajustements successifs, tant à partir du génome que des phénotypes ainsi résultés, dans un processus continu d’accommodation et l’équilibrage des effets de facteurs, dont l’un fournit l’identité avec soi-même et la stabilité de l’organisme et l’autre assure son adaptation.
C’est-à-dire que le développement se passe tant suite à l’action entrelacée des gènes, qu’à un complexe de facteurs non génétiques (épigénétiques, environnementaux et sociaux – comportementaux et culturels). Tout d’abord, les résultats concrets de l’action des gènes acquièrent des déterminations en raison de leurs interactions dans l’organisme et de leur fonctionnement dans l’environnement. Ces résultats sont confrontés et ajustés par une nouvelle action des gènes. Le produit accommodé à l’environnement sera ajusté de nouveau et ainsi de suite, le tout à la recherche de l’équilibre constant et de l’interaction efficace, dans les environnements internes et externes (Jablonka & Lamb 2005). En second lieu, dans la mesure où ils sont efficaces à long terme – répondant non seulement aux besoins internes de recalibrage, mais aussi aux exigences d’accommodation aux demandes environnementales –, les résultats obtenus peuvent être conservés, car les structures et les fonctions se canalisent sur les voies imposées par le fonctionnement efficace dans la direction de la satisfaction des demandes externes et des besoins internes, de sorte que l’universalité naturelle et la variabilité fonctionnelle et environnementale finissent par déterminer les structures et les fonctions concrètes, spécifiques et stabilisées. Par conséquent, l’efficacité structuro-fonctionnelle nécessite des accommodations adaptatives à des exigences concrètes et particulières (Wagner 1984; Atchley & Hall 1991; Cheverud 1996; Gerhart & Kirschner 2007; Anderson et al. 2014).
Le génotype peut être comparé au plan d’un bâtiment, vu qu’il est potentiel. La façon concrète dont le bâtiment est construit (reproduisant avec exactitude le plan, puis souffrant des adaptations des conditions spécifiques de l’acte de construction, ensuite des conditions concrètes d’exploitation du bâtiment) correspond au phénotype, qui est actuel. C’est-à-dire qu’après la constitution et l’action initiale du génome, le fonctionnement du produit dans un environnement concret et dans les paramètres de la réalité sont susceptibles d’apporter de nouvelles déterminations. Suite au fonctionnement de l’organisme, le génome peut réagir à ces déterminations en fournissant des déterminations latentes ou en ajustant certaines autres qui sont actives, mais en concordance avec les exigences spécifiques de l’environnement en vue de la survie et de la reproduction (optimale, si cela est possible) de l’organisme. La continuation du fonctionnement peut apporter de nouvelles déterminations et des exigences.
Les gènes participent à leur accommodation au génome et ainsi de suite (Jablonka & Lamb 2005; Jones et al. 2007; Lashin et al. 2012).
Dans certaines conditions, les caractéristiques résultant de l’interaction des organismes avec l’environnement peuvent être incorporés et ensuite codifiées sous une forme génétique dans un ensemble de développement – d’abord pluripotentiel –, les modélisations limitatives des conditions externes spécialisantes étant consolidées et renforcées, puis suivant les processus d’auto-organisation, épigénétiques et les évolutions moléculaires. Au fil du temps, pour des causes économiques (Zipf 2002), il est possible que les traits épigénétiques, les actions, les comportements, etc. persistants longtemps dans la population soient sélectionnés dans le génome et deviennent transmissibles, libérant ainsi de l’espace de stockage de l’information, utile à l’acquisition d’autres éléments nécessaires à la survie dans un environnement donné (Johnston & Gottlieb 1990; Jablonka & Lamb 1995; 2005 2015; Lester et al. 2011; Rozanov 2012; Clift & Schuh 2013).
Conclusion. Il résulte de ce qui précède que les différences entre les organismes ne sont pas significatives en ce qui concerne le matériau de construction. Elles augmentent au niveau structurel et morphologique, puis augmentent de façon significative au niveau fonctionnel. De la même façon, la variabilité génétique des organismes est relativement faible au niveau structurel, elle augmente au niveau fonctionnel, étant élevée au niveau des fonctions régulatrices.
Le principe et le modèle sont universels. Selon les connaissances actuelles, les fermions et les bosons sont les a-tomes des Grecs anciens, étant à la base des particules composées, telles que les quarks et les leptons. A partir d’ici on forme les nucléons (le proton et le neutron), d’où dérive l’électron, formant l’atome actuel. Les quelques types de particules fondamentales (en fait des espèces uniques) constituent la matière entière, avec toute sa diversité structurelle et fonctionnelle. Un nombre fini d’éléments constituent l’Univers entier, avec toute la variété d’étoiles, de planètes, d’êtres vivants. Un nombre fini d’éléments constituent une variété d’organismes, des organismes unicellulaires (déjà complexes) jusqu’aux organismes aux cellules spécialisées, y compris celles dotées avec des neurones qui ont des fonctions cognitives. Quelques types de conjonction de plusieurs organes produisent un nombre fini de sons, assez pour entrer dans des combinaisons réciproques, produisant un nombre théoriquement illimité d’énoncés. Aussi variées que puissent être ou sembler les formes d’existence et de fonctionnement d’une structure qui s’exprime d’une manière ou d’une autre, tout cela ne provient que de la finitude de certains éléments et principes.
Étant donné que l’activité concrète des structures organiques résultant de l’activité génétique se produit dans certaines conditions environnementales (des conditions physiques, comme les facteurs climatiques, aux conditions biologiques, comme d’autres organismes), la cellule, l’organisme ou la population s’adaptent convenablement au niveau structurel et – plus facilement – au niveau fonctionnel. Ainsi, après l’action du facteur génétique (qui assure la continuité des constantes de l’organisme), la cellule, l’organisme ou la population sont activés en tant que tels par leur utilisation. Le fonctionnement de ces entités dans un certain environnement et dans divers contextes permet à cette utilisation interactionnelle et déterminée de les modeler, en les dirigeant comme des produits efficaces des facteurs non génétiques (et surtout épigénétiques).
Bien qu’au départ il puisse y avoir un vaste donné constitutif, les besoins fonctionnels font du développement un processus continu d’accommodation aux exigences de la réalité. Les changements économiques qui apparaissent peuvent devenir héréditaires.
Ce qui est hérité découle de la simple action du gène dans la direction du développement;
ce qui est acquis découle de l’accommodement aux influences environnementales pendant le développement individuel. Comme ce qui est acquis au fil du temps est lentement incorporé dans l’organisme, il peut alors devenir un héritage. Bien que les gènes jouent un rôle important dans l’interaction de l’individu avec l’environnement, non seulement ils ne sont pas les seuls éléments impliqués, mais ils ne déterminent pas directement le phénotype. Ses traits apparaissent au cours du développement en raison de la conjonction du donné génétique, de l’acquis épigénétique et de l’effet de l’exercice des structures fonctionnelles dans l’environnement, en relation continue avec la réponse répétée de l’activité génétique au phénotype accommodé successivement. Il en résulte que la dynamique de la réalité ne se réfère pas seulement à la relation entre les demandes d’un environnement externe et les réponses d’un organisme donné, mais en même temps au fait que l’hérédité est non exclusivement génétique mais aussi épigénétique, comportementale et culturelle. Les structures et les fonctions sont tout d’abord parties d’un donné génétique.
Par l’activation et l’utilisation concrète, elles ont la capacité de déterminer l’état et le potentiel des organismes produits. Ce qui était autrefois épigénétique peut un jour devenir génétique (Jablonka & Lamb 2005; Willbanks et al. 2016).
2.3. La modularité
Le caractère discret des unités, l’arbitrarité, le déterminisme, la productivité, la possibilité de combiner les éléments de façon hiérarchisée, de manières de plus en plus complexes de point de vue structurel et fonctionnel, constituent les propriétés fondamentales de la matière, rencontrées du niveau atomique au niveau universel (Wagner 1996; Callebaut & Rasskin-Gutman 2005; Mengistu et al. 2016).
À côté de la robustesse (ou de la stabilité) et la capacité d’évoluer (ou la variabilité vers l’adaptabilité), un élément fondamental de l’organisation biologique des systèmes, c’est la modularité (Wagner & Altenberg 1996; Lenski et al. 2003; Klingenberg 2010;
Agarwall 2013). Présente à tous les niveaux (génétique, morphologique, structural, fonctionnel) et à tous les plans (du développement et de l’évolution) (Gilbert & Bolker 2001; Sperber 2001; Wagner et al. 2007; Mohamadlou et al. 2016), elle est une voie complexe et efficace de trouver des solutions flexibles et viables aux besoins concrets de l’organisme et un résultat de l’action dans la direction de la préservation de son intégrité structurelle et fonctionnelle. Augmentant la dynamique de l’entité structuro-fonctionnelle et ses schémas d’organisation, étant intégrative (avec référence aux fonctions, au développement, voire à l’évolution), la modularité favorise le taux et le niveau d’adaptation des organismes – qui travaillent à l’efficacité structuro-fonctionnelle, à l’intégration et à la stabilité, dans les conditions de la relation optimale de l’individu avec l’environnement (Bonner 1988; Calabretta et al. 2000). Ayant leur propre identité structuro-fonctionnelle, les modules d’un système sont à la fois dissociables les unes des autres et fortement intégrés structurellement et fonctionnellement (Needham 1993; Raff & Sly 2000). Tout en maintenant l’intégrité fonctionnelle du système, ces mécanismes de développement révèlent le rôle des facteurs épigénétiques, tant dans le développement que dans l’évolution (Atchley
& Hall 1991; Mittenthal et al. 1992; Brandon 1999; Carroll 2001; Callebaut & Raskin- Guttman 2005; Wagner et al. 2005; Hintze & Adami 2008; Klingenberg 2008; Espinosa- Soto & Wagner 2010; Renaud et al. 2012; Clune et al. 2013; Tusscher & Hogeweg 2011).
L’organisme est construit ainsi et il est naturel pour lui de reproduire son modèle et construire ses produits d’après son visage. Le crâne, par exemple, est composé de plusieurs complexes semi-autonomes structurellement, fonctionnellement et en termes de développement, mais interdépendants au niveau de l’opérationnalité de l’organisme en tant qu’ensemble. De cette manière, l’organisme constitue un ensemble articulé dans des structures fonctionnelles plus ou moins autonomes, restructurées, remodulées, réutilisées, selon les besoins, tout au long de la phylogenèse le développement de l’organisme étant basé sur la plasticité évolutive, en permanence accommodée aux besoins, satisfaits à travers les fonctions exécutées par les structures (Mitteroecker & Bookstein 2008).
La mandibule, à son tour, est un complexe d’éléments accommodés structurellement et fonctionnellement, mais au niveau du crâne elle constitue un seul composant qui doit s’accommoder au complexe dont elle fait partie. Toutes ces exigences se reflètent aux niveaux structurel et fonctionnel, mais non seulement en ce qui concerne la mandibule, mais aussi le crâne, car l’interaction n’implique pas l’ajustement total du seul élément subordonné, mais aussi l’accommodation mutuelle (bien que dans les limites différenciées) de la partie et l’ensemble. En outre, l’une des dominantes structuro-fonctionnelles de la pluricellularité c’est la collaborativité, un comportement coordonné au bénéfice de l’ensemble (Atchley 1991; Cheverud 1996; Monteiro et al. 2005; Zelditch et al. 2008;
Monteiro & Nogueira 2010; Zollikofer 2012).
Le cerveau, par exemple, est computationnel (rationnel) – c’est d’ici seulement que découlent toutes ses possibilités et moyens d’existence fonctionnelle et efficace – et à travers lui l’organisme a la capacité de détecter les similitudes et les différences, de classer, de composer et de décomposer l’information, de conclure et – sur ces bases – de mettre les organes en action. Et ses calculs ne visent pas la survie et la reproduction de l’organisme qui l’a développé et qu’il sert (Givón 2002a; Jablonka & Lamb 2005).
La modularité étant l’une des manières dont l’évolution évolue, (Altenberg 1994;
Wagner 1996; Wagner & Altenberg 1996; Kirschner & Gerhart 1998; Jones et al. 2007;
Agarwal 2013) donc un processus qui montre ce fait, elle reflète très bien les relations biunivoques de la partie à l’ensemble et vice versa, ainsi que le fait que les relations fonctionnelles et de développement sont représentées dans le système génétique. Leur effet est le co-héritage spécifique des traits fonctionnels et de développement connexes (les traits complexes non connexes sont hérités indépendamment les uns des autres). Cela facilite l’évolution intégrée des traits fonctionnels associés et permet l’évolution en mosaïque des caractéristiques non corrélées (Raff 1995; Kirschner & Gerhart 1998; Renaud et al. 2012).
3. LA VOCALISATION ET LA PAROLE
L’observation d’autres animaux montre que la vocalisation est une capacité naturelle et courante par rapport à la complexité anatomo-physiologique de certains de leurs composants. En pratiquant naturellement divers organes et fonctions de complexités diverses, les animaux produisent des sons physiques de manière inhérente et naturelle. Leur simple dotation anatomique, avec un sac à air à l’extrémité d’un système de canaux élastiques, a permis de produire des sons dans certaines conditions. Fondamentalement, ces sons sont ceux produits par la chute d’un fruit d’un arbre ou par l’herbe piétinée par un prédateur, c’est-à-dire l’information qu’ils portent est purement naturelle. L’évolution et la
sélection naturelle ont fait par la suite que ces sons acquièrent des significations vitales (l’identification de la source de la nourriture et du danger). Certains des animaux qui avaient une telle anatomie ont été sujettes à l’utilisation de cette ressource dans une autre direction qu’au début, en raison d’un processus d’exaptation ou en utilisant ainsi les éléments d’un écoinçon.
L’exaptation fait référence à un processus de réorientation – non exclusive – du rôle d’une partie constitutive dans le sens de la réalisation d’une fonction autre que la fonction initiale. Lorsque – répondant avec ses capacités à des besoins adaptatives (internes et/ou externes) – l’organisme crée ses moyens adaptés pour survivre dans certaines conditions, nous avons affaire à un processus d’adaptation. Quand il ajoute de nouvelles fonctions à la même structure – en opérant éventuellement de petites restructurations adaptatives –, nous avons affaire à processus d’exaptation (Gould & Vrba 1998; Norde & van de Velde 2016).
«Ecoinçon» est un terme métaphorique emprunté à l’architecture par lequel on désigne un produit secondaire – inutile, mais aussi inoffensif –, résultat de l’évolution par adaptation et sélection naturelle et qui se constitue dans une particularité phénotypale. Ce résultat peut être particulièrement utile à l’évolution, car il peut devenir une adaptation utile ou se transformer en un instrument utile à la survie et à la reproduction (Gould & Lewontin 1979; Solé & Valverde 2006).
Phylogénétiquement, les rôles et les fonctions initiales des organes qui sont arrivés à composer le complexe appelé appareil phonatoire étaient liés à des processus vitaux fondamentaux (nutrition, respiration, perception, etc.). L’évolution particulière d’une certaine branche d’hominidés a souffert diverses modifications (des modifications génétiques, telles que l’apparition du gène FOXP2 (Vargha-Khadem et al. 1998; Teramitsu et al. 2004; Fisher & Scharff 2009; Kurt et al. 2009; Gaub et al. 2010; Wattkins 2011; Staes et al. 2017), la unele structurale (Lieberman et al. 1972; Fitch & Giedd 1999), à des modifications structurelles, telles que la bipédie et la descente du larynx) (Crelin 1987;
Lieberman et al. 2001) qui ont conduit à la conjugaison des composants respectifs et à l’adaptation du complexe résultant, dans une direction qui allait permettre la communication par l’intermédiaire des sons vocaux articulés. Bien entendu, le processus s’est déroulé lentement, sans abandonner les rôles et les fonctions initiaux, avec des résultats partiels et en concordance avec les états structurels et fonctionnels. On est arrivé progressivement au résultat actuel, au prix d’efforts difficiles, imposés par des besoins apparus plus tard et qui ont engendré des modifications anatomo-physiologiques conséquents.
Le son doit avoir été précédé et puis accompagné par le geste – acte aussi naturel et encore plus remarcable au début, mais pas aussi nuancé et libérateur. Utilisés dans la communication entre les individus (vers un certain récepteur), les gestes orofaciaux ont été complétés par les gestes brachio-manuels (les premiers limitent la communication à deux personnes, les suivants ouvrent le cercle)4. Cette association a amplifié la force de communication et a diversifié les possibilités de communication – mais avec la croissance de la nécessité de mieux maîtriser le système. Si dans le système de communication oro- facial le rajout d’un son ne peut que renforcer la signification de l’expression faciale (la précision de l’exécution n’étant pas trop importante), lorsque les sons acquièrent une valeur
4 L’air Broca (chez les autres primates l’air F5) possède des structures neurales qui contrôlent les mouvements oro-laryngés, oro-faciaux et brachio-manuels, ainsi que des mécanismes qui relient la perception à la production de l’action (Heiser et al. 2003; Binkofski & Buccino 2004; Skipper et al.
2007; Petkov et al. 2009).
descriptive il apparaît l’obligativité que – dans des situations identiques – elles restent identiques à elles-mêmes. En d’autres termes, pour que le système de communication fonctionne, leur imitation devient impérieuse5. Le semi-abandon de la communication à travers des signes et l’exercice dans la nouvelle direction ont imposé l’utilisation d’émissions sonores complexes (des sons combinatoriels) et la possibilité anatomique dans cette direction a conduit le langage de ses origines brachio-manuelles à l’émission de sons.
Peu à peu, les gestes perdront leur importance, la vocalisation gagnera de l’autonomie et la relation changera, le geste devenant accessoire (mais l’instinct ne disparaît pas, le geste restant un accompagnateur qui reflète la genèse de toute la structure fonctionnelle – comme certains réflexes ou mouvements restent associés les uns aux autres). Le circuit latéral du discours se développe en accord avec ces possibilités actualisées, cette prémisse neurale se trouvant à la base du développement de la communication inter-individuelle et, finalement, du langage vocal-articulé (Tomasello et al. 1985; Kurata & Tanji 1986; Petitto & Marenette 1991; Kendon 1994; Rizzolatti et al. 1996; Goldin-Meadow 1998; Petitto et al. 2004;
Ozçali kan & Goldin-Meadow 2005; Gentilucci & Corballis 2006; Armstrong & Wilcox 2007; Gentilucci & Dalla Volta 2008; Gentilucci et al. 2008; Villarreal et al. 2008; Aboitiz
& Garciá 2009; Corballis 2009; 2010; Tellier 2009; Smith 2010; Aboitiz 2012; Cartmill et al. 2012; Tramacere & Moore 2018).
En modifiant le cours du courant d’air, la respiration a fait une certaine place à la phonation, sans que les sons produits nuisent à la respiration normale. En outre, l’air expiré a pu être mieux contrôlé en faveur de la parole – bien sûr, pas l’air vital, inspiré, qui ne sert pas à la formation des éléments phonétiques concaténés du système phonético- phonologique. De manière naturelle (faisant partie de la base végétative et générés par l’action des mécanismes de base de la production de bruits) les sons déjà existants ont été spécialement sélectionnés et sont entrés dans le système phonétique (Pisoni 1979). Bien sûr, pour être utiles à la phonation, il était nécessaire qu’ils soient distincts, qu’ils puissent se diférencier de point de vue paradigmatique et se combiner syntagmatiquement dans des flux sonores. C’est pourquoi, à l’origine, les sons produits (chacun de façons particulières, données par leur spécifique physique et par les possibilités de l’appareil phonatoire de les produire, suite à l’évolution, ensuite à leur utilisation de cette manière) dépendent de l’anatomie de l’appareil phonatoire, de l’innervation et des possibilités naturelles de l’utiliser, et puis – moins, mais de manière suggestive – de leur capacité à signifier et à être utilisés en tant que tels dans le processus de communication (Hiki & Itoh 1980; 1986;
Honda et al. 1982; 1996; Ohala 1983; Berke & Gerratt 1993; Gould & Vrba 1998; Brunner et al. 2009; Cramon-Taubadel van 2011).
Au départ, le courant d’air nasal ou oral pouvait véhiculer des vocalisations non lexicales à sens situationnel. Peu à peu, on est arrivé à des mouvements qui, au niveau de leurs séquences constitutives, présentaient une complexité paradigmatique et syntagmatique. En combinaison avec la durée et l’intensité sont apparues les syllabes, l’activité des différentes composantes (la langue, le larynx, la glotte) exerçant la voix et permettant le passage de la vocalisation à l’articulation. L’événement a favorisé
5 Extension naturelle de l’action de reconnaissance, la capacité mimétique est centrale pour la culture, l’évolution de cette capacité étant un précurseur nécessaire du langage humain. En exploitant le système d’adéquation de l’observation à l’exécution, le système gestuel-manuel a préparé la voie à l’évolution du système de vocalisation ouvert, appelé discours (Heiser et al. 2003; Iacoboni 2005;
Gentilucci & Bernardis 2007; Abramson 2018).
l’observation de l’émission, l’adaptation à la réception et le contrôle du flux sonore, le tout sur le fond de la fréquence du processus et de ses résultats, ce qui a conduit l’homme de la capacité à vocaliser à la capacité à articuler et ensuite à la capacité à utiliser la parole doublement articulée (Whalen & Lieberman 1987; Gould & Vrba 1998).
Si l’on observe les capacités structuro-fonctionnelles de l’appareil phonatoire, le contrôle de la production du son, la consommation d’énergie rapporté à la capacité et la valeur informative du son générateur d’effets, on comprend que l’exercice intense a fait que la structure et la fonction coévoluent, collaborant à l’accomplissement du besoin respectif.
C’est pourquoi les composants de l’appareil phonatoire constituent un réseau interactionnel dans lequel les composantes bio-mécanique et neurale collaborent étroitement par la rétroaction: la production des mouvements complexes, la réception, la relation entre le stimulus, la réponse et l’apprentissage sont plus facilitées que dans le cas d’autres processus (Titze & Scherer 1983; Munhall et al. 1994; Fadig et al. 1995; Ménard et al. 2004; Chater
& Christiansen 2010; Christiansen et al. 2011; Miri 2014)6.
Les affirmations précédentes montrent que les limites anatomiques des structures à partir desquelles l’appareil phonatoire sera constitué représentent des contraintes génératrices de limitations physiologiques, valables pour toute structure anatomo- physiologique des exemplaires de l’espèce d’H. sapiens sapiens. Compte tenu des processus qui l’ont amené à l’existence et qui ont déterminé ses premiers états, il en résulte que, du point de vue génétique, l’appareil phonatoire présente des caractéristiques d’une espèce, étant adapté structurellement et fonctionnellement au besoin de communication qu’il doit remplir. Dans le même temps, compte tenu du fait qu’au moment de l’apparition du langage l’espèce avait suffisamment exercé ses activités courantes et était bien accommodée aux différentes aires et niches écologiques qu’elle avait occupées, on ne peut nier que, implicitement, elle était assez différenciée en elle-même.
4. PROCESSUS ET EFFETS
Toute réalité biologique présente une certaine anatomie qui doit accomplir une fonction particulière, résultée d’un besoin organique de la respective forme d’organisation de la matière vivante. Tout au long de l’existence de l’organisme, entre les besoins, les fonctions et la structure il y a des relations actives étroites d’interdétermination, l’organisme tendant ainsi vers son fonctionnement efficace et dynamico-accommodé, dans l’environnement, et l’équilibre anatomo-physiologique, individuel et transgénérationnel.
4.1. La perception
Ontogénétiquement, le développement de la parole de l’enfance vers l’âge adulte est l’effet de l’interaction des facteurs physiques (impliquant des ajustements complexes au
6 Par exemple, les mouvements de la parole utilisent leur propre type de contrôle sensori- moteur et les muscles impliqués dans la parole ont des propriétés compositionnelles, génétiques, phénotypiques, fonctionnelles et évolutives acquises suite à leur spécialisation dans la direction des exigences biomécaniques auxquelles ils doivent satisfaire (Malmgren et al. 1983; von Cramon- Taubadel 2011; Holmes et al. 2011). Peu à peu et par l’usage, dans certaines limites, l’épiphénomène appelé langue a modelé par l’exaptation les structures qui le produisaient.
niveau de la morphologie du système articulatoire) et des facteurs neurocognitifs (par lesquels on acquiert progressivement les représentations phonologiques et le contrôle des habiletés motrices). Ainsi, entre la morphologie de l’appareil phonatoire et les domaines acoustico-perceptuel et neural y a-t-il une étroite relation d’interdétermination et de nombreuses formes de rétroaction qui se régulent mutuellement (Klatt 1979; Kuhl 1979a;
1979b; 1988a; 1988b; Mullenix & Pisoni 1990; Barsalou 1999; Auer et al. 2000; Samuel
& Kraljic 2009).
Nécessitant la cartographie du signal acoustique dans des catégories linguistiques, la perception de la parole est un processus probabilistique changeant en fonction de la situation qui se produit grâce à la reconnaissance des situations rencontrées auparavant, la généralisation d’autres situations basées sur des expériences antérieures similaires et l’adaptation à de nouvelles situations (c’est-à-dire le recalibrage et l’adaptation sélective) (Strange 1989; 1995; Redington & Chater 1997; Seidenberg 1997; Best & McRoberts 2003; Werker 2012; Kleinschmidt & Jaeger 2015)7.
Exposés à la langue et aux modèles de l’environnement, peu après la naissance et bien avant qu’ils ne puissent parler, les enfants se développent en tant que récepteurs capables de distinguer les contrastes sonores de l’environnement (les sons non-linguistiques / les sons de la parole; les sons de la langue maternelle / les sons d’une autre langue), devenant progressivement des récepteurs spécialisés (Streeter, 1976; Stark 1980; Wright 1980; Aslin et al. 1981; Bruner 1983; Aslin 1987; Baillargeon, 2002). Vers 4-6 mois, ils réussissent à distinguer des différences phonétiques fines. Jusqu’à 6 mois, ils reconnaissent les catégories phonétiques de la langue maternelle (en fonction des caractéristiques distributionnelles du discours entendu). Entre 6 et 8 mois, ils segmentent les mots du discours entendu, détectant des probabilités transitionnelles entre les syllabes. A 9 mois, les enfants sont sensibles aux règles phonotactiques et vers 10-12 mois leurs capacités perceptives se réorganisent de manière à réussir à distinguer principalement, voire exclusivement les variations phonétiques utilisées pour distinguer les sens de leur langue maternelle (Kent & Murray 1982; Oller 2000; Kuhl et al. 2006; Sebastián-Gallés 2006;
Otto 2010). En gros, ils acquièrent des informations détaillées sur les régularités de la langue maternelle, l’apprentissage se fondant sur la sensibilité – développée par la pratique – aux propriétés statistiques de langue entendue (Seidenberg 1997; Jusczyk 1999; Maye et al. 2002; 2008; Thiessen & Pavlik 2013; Gómez 2017; Thiessen 2017).
En cartographiant de manière perceptuelle les aspects critiques de la langue de leur environnement et leurs propriétés statistiques, les enfants analysent les unités de base du discours et leur combinaison dans des unités supérieures (Liljencrants & Lindblom 1972;
Eimas & Corbit 1973; Eimas & Tartter 1979; Kuhl 1979c; 1987; Eimas & Miller 1980;
Best et al. 1988; 2001; Polka & Werker 1994; Sereno et al. 1987; Hickok & Poeppel 2000;
Iverson 2003; Kluender et al. 2003; Maye et al. 2008; Guediche et al. 2015; Kleinschmidt
& Jaeger 2015). Ainsi ils extraient les propriétés statistiques et abtes du discours et discriminent des indices acoustiques très proches (la discrimination est déterminée par les
7 La perception catégorielle n’est pas un attribut exclusivement humain. Il apparaît également chez d’autres mammifères, la sensibilité aux sons importants pour la survie étant précoce, tant du point de vue phylogénétique qu’ontogénétique. Par conséquent, l’adéquation entre la perception auditive de base et les limites acoustiques séparant les catégories phonétiques des langues humaines n’est pas aléatoire. Les capacités auditives générales ont donné des coupes de base qui ont influencé le choix des sons des répertoires phonétiques des langues.
traits acoustiques, non par les traits phonétiques des stimuli), et entre les sons de toutes les langues aussi (quelques fines que soient ces différences) (Eimas 1974; 1975; Kuhl &
Meltzoff 1982; Fowler 1990; Fowler & Deckle 1991; Kluender et al. 2003; Werker &
Yeung 2005; Yeung & Werker 2009), étant sensibles aux changements acoustiques qui se produisent au niveau des limites phonétiques entre les catégories – y compris en ce qui concerne les sons des langues qu’ils n’ont jamais entendues (Oyama 1976; Wagner 1984;
Harris 1998)8.
4.2. La production
Naturellement, pour satisfaire certains besoins, l’organisme concentre ses énergies dans la direction d’où viennent les demandes (par les stimuli), en poursuivant les activités bénéfiques (ou agréables), en ralentissant celles qui sont nuisibles ou désagréables. Le renforcement de l’exercice dans ces directions entraîne l’augmentation des activités vasomotrices, cérébrales et dynamogéniques, fait suivi de diverses conséquences (du développement de certaines structures à l’apparition de certains comportements, sensations, états, éventuellement des processus psycho-cognitifs, de leur ralentissement jusqu’à leur arrêt) (Baldwin 1896).
Grâce à un modèle neural issu des aires prémotrices (généré par l’observation de l’action et similaire à celui qui est généré par la production de l’action), les primates ont un mécanisme fondamental pour la reconnaissance de l’action des autres. Suite à l’observation apprise, la simple perception ou seulement la pensée dans cette direction-là peuvent stimuler la décharge énergétique, ce qui déclenche une réponse appropriée au comportement observé. Ce processus se déroule à travers les neurones miroirs et indique la relation étroite entre la représentation de la réalité et la parole. Puis, l’observation – en tant qu’acteur et observateur – du fait qu’une réponse involontaire affecte le comportement conduit à la reconnaissance ou à l’attribution d’une intention et la mise en place d’un dialogue; c’est le noyau du langage. Couplées avec les mécanismes de l’apprentissage, les structures génériques qui accordent l’observation de l’action à son exécution ont initié l’évolution culturelle des langues humaines. Par conséquent, dépassant et intégrant la communication orofaciale et brachio-manuelle, le langage vocal articulé apparaît progressivement à la suite de l’évolution d’un mécanisme de base qui à l’origine n’était pas lié à la communication: la capacité de reconnaître les actions (Meltzoff & Moore 1977;
1983; Gallese et al. 1996; Meier et al. 1997; Ferrari et al. 2003; Buccino et al. 2004; Leslie et al. 2004; Arbib 2005; 2012; Skipper et al. 2007; Arbib et al. 2008; Molenberghs et al.
2009; Braadbaart et al. 2014).
8 Il est significatif non seulement que les adultes qui parlent aux enfants aident leur cerveau à cartographier le langage humain vocal-articulé, mais aussi que ces derniers préfèrent écouter le discours que les adultes utilisent spécialement pour eux – caractérisé par la simplification, l’intonation exagérée et la hauteur, c’est-à-dire les contrastes marqués –, ainsi que celui d’autres enfants qui babillent, qui apprennent à parler ou qui parlent (Fernald 1985). Les choses sont différentes en ce qui concerne les enfants et les adultes qui parlent couramment. Bien que l’implication de l’imitation puisse conduire à des interprétations erronées, l’analyse objective du phénomène montre clairement que la langue est une acquisition faite dans le cadre social et dans des manières sociales, et non une activité instinctive (Tomasello 1995; Goldstein et al. 2003; Winkler et al. 2011b; Tschida & Mooney 2012; Evans 2014).
L’apprentissage de la langue et son utilisation se produisent par un réflexe imitatif.
De même qu’avec les mains, par exemple, certaines séquences sont répétées pour générer l’effet observé, à travers les organes articulatoires, l’enfant imite les mouvements qui ont généré un certain effet et dont le résultat devrait générer l’effet observé, imité et éventuellement désiré. En effet, les mouvements articulatoires sont les primitifs perceptuels de la perception de la parole, le récepteur récupérant directement les gestes du signal sonore (sans connaître le tract vocal comme résultante des états moteurs), tout comme il perçoit d’autres événements auditifs (Oller & Eilers 1988; Davis & MacNeilage 1995; Stager &
Werker 1997; Dolata et al. 2008). Ainsi, l’imitation vocale relie la perception de la parole à la production précoce. L’information auditive, visuelle et motrice collaborent à la formation des catégories de la parole (Casserly & Pisoni 2010; Werker 2012; Pons et al. 2015)9. Un tel apprentissage naturel n’est pas systématique, mais imitatif. Il s’améliore par l’usage, par l’imitation analogique et l’extrapolation (pas seulement de ce qui est connu, mais aussi en fonction des compétences déjà acquises et de ce qui est supposé), le tout dans le contexte social spécifique et en supposant la canalisation (Ladefoged 1983; Abbs et al. 1984;
Snowdon & Hausberger 1997; MacNeilage & Davis 2001; Sebastián-Gallés 2006; Petkov et al. 2012).
4.3. L’apprentissage
A deux ans, les enfants peuvent avoir déjà beaucoup des particularités phonétiques et suprasegmentales de la langue maternelle, maîtrisant très bien les correspondances son-sens et la phonologie contrastive, leurs systèmes perceptuel et percepto-moteur étant réglés en conformité avec le spécifique de la langue apprise. Dans ce contexte, il est important de pratiquer très tôt les systèmes perceptuel et percepto-moteur, tout comme l’interaction sociale, la langue étant apprise par cette voie catalysatrice (la simple exposition n’apporte que des résultats médiocres) (Bloom 1975; Bloom & Esposito 1975; Best et al. 1989; Lock 1991; Goldstone 1998; Brainard & Doupe 2000; Iyengar & Bottjer 2002; Tschida &
Mooney 2012). Par conséquent, les expériences précoces sont cruciales pour la vitesse et la précision du développement dans l’enfance, lorsqu’il y a des changements consistants, majeurs et importants (par rapport aux changements structuraux et fonctionnels du cerveau), conduisant à l’activation de mécanismes cérébraux uniques – comme l’augmentation de la synaptogenèse, la ramification dendritique et la myélinisation. Le développement du cerveau dans la période post-natale, l’apparition de nouveaux neurones, avec toutes les implications structurelles, sont uniques et la plasticité neurale et la disponibilité de ces nouveaux neurones sont cruciales pour le développement (perception, émotions, langage, traitement des connaissances) car l’acquisition précoce de la langue est cruciale, quelle que soit la forme sensorimotrice par laquelle elle a lieu (Elman 1993;
Kimura 1993; Nelson 2000; Mayberry et al. 2002; Goldstein & Schwade 2008; Ackermann
& Ziegler 2010; Woolley 2012; Canfield et al. 2017).
9 Ce n’est que plus tard (pas nécessairement chez tous les locuteurs) que la langue devient réfléchie. «D’habitude» et «normalement», elle est un flux sonore aux sons coarticulés, avec des éléments articulés sur le plan formel et fonctionnel de sorte qu’elle répète les effets produits par les flux antérieurs. La «créativité» (en réalité, la recombinaison inédite) n’est qu’une forme concrète d’existence et de manifestation de la variabilité.