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Academic year: 2022

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La haine dans la création

littéraire : le cas de George Sand

ELYSSA REBAI

Faculté des Lettres et Sciences humaines de Sfax ; Université Clermont Auvergne

Hatred pervades relationships among competing writers. Au- thors who seek literary fame may many a time face situations re- vealing the envy and hatred of their rivals or detractors, but hatred often becomes implacable when a woman author is involved. The most reputed case of misogyny among the 19thcentury writers is that of George Sand. The career of this woman author is marked by clashes and tensions, but despite the hatred and the envy of male writers, the animosity of her detractors and the constraining and degrading prejudices of her epoch, she did not surrender to despair or doubt, and never renounced her literary dreams. She fought against all odds and managed to prove that freedom and competence are not inaccessible to women, that genius can be fe- male.

La haine est au fondement de la création littéraire. Celui qui veut gagner une notoriété littéraire doit passer par une série de si - tuations qui révèlent l’envie et la haine de ses détracteurs ou rivaux.

Mais cette haine littéraire devient implacable lorsqu’il est question de femme auteur. Le cas qui attise le plus de feu de la misogynie littéraire, durant le XIXesiècle, est celui de George Sand. Le par- cours de cette femme auteur n’est pas mené sans heurts et ten- sions, mais malgré la haine et l’envie de ses confrères masculins, l’animosité de ses détracteurs et les préjugés contraignants et avilis- sants de son époque, elle ne s’est jamais livrée au désespoir ni au doute et n’a jamais abandonné son rêve. Elle a lutté envers et con- tre tout jusqu’à réussir à démontrer que la liberté et la compétence ne sont pas inaccessibles à la femme, que le génie peut être aussi femelle.

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Hatred in Creative Writing:

the Case of George Sand

Mots­clés

haine ; création littéraire ; George Sand ; critiques ; notoriété.

Keywords

hatred; creative writing; George Sand; critics; fame.

nr. 27 1/2021

©2021 AIC DOI: 10.47743/aic-2021-1-0002

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« La haine, quelque forme qu’elle revête, est au fondement de la création littéraire. Il n’est pas de confrère qui ne soit un adversaire potentiel » affirment Anne Boquel et Etienne Kern (2020 : 13). En effet, la haine semble souvent servir de carburant aux plumes littéraires. Celui qui veut accéder au monde des lettres, gravir les échelons de la littérature et s’assurer une notoriété littéraire se trouve vite amené à subir toute sorte de venin et se voit envahi par les flots continuels d’accusations, de mépris, de méchancetés, de critiques, ainsi que par des propos virulents et agressifs (qui frisent parfois l’indécence), lancés par des confrères – ou plutôt rivaux.

C’est ainsi que Lamartine n’hésite pas à disqualifier Chateaubriand de « matamore de tragédie », tandis que Léon Boy ne voit en Émile Zola qu’un « incomestible pourceau ».

Flaubert, lui, ne pense trouver que « lyrisme poitrinaire » dans le romantisme de Musset, allant jusqu’à proclamer en termes grossiers : « C’est un esprit eunuque, la couille lui manque, il n’a jamais pissé que de l’eau claire ». Quant à Edmond de Goncourt, prétendu pape du roman naturaliste, dès qu’il voit Zola en train de lui ravir la place, l’accuse sans s’attarder de plagiat : « Au fond, Zola n’est qu’un ressemeleur en littérature ». Ces dires qui dévoilent beaucoup d’animosité, de jalousie, voire de haine sont proférés solennellement soit dans des lieux officiels, notamment les salons littéraires, soit dans des endroits informels, voire conviviaux, comme les bars et les cafés.

À ces agressivités verbales peuvent aussi s’ajouter des violences physiques. Si Victor Hugo provoque en duel Sainte-Beuve et s’en moque en l’appelant « Sainte Bave », Charles Cros, lui, va jusqu’à administrer une volée de coups à Anatole France sous les yeux de Verlaine. Et si ce dernier, lui-même, se rue un autre jour sur Daudet qu’il traite de cochon, Louise Colet, elle, dévorée par la rage, se hasarde à planter intempestivement un couteau dans les reins d’Alphonse Karr.

Pourquoi tant de haine et d’hostilité ? Parce que la haine fait apparemment « partie intégrante de la condition » (Boquel ; Kern, 2020 : 12) de l’homme de lettres. Et parce qu’elle constitue une loi millénaire : « Les écrivains se construisent les uns contre les autres, et ce depuis que l’auteur de l’Odyssée […] a voulu faire mieux que celui de l’Iliade » (Boquel ; Kern, 2020 : 12), comme si un écrivain ne peut construire sa légende et graver son nom dans la littérature qu’en se posant en adversaire ou en rival des gloires de son temps. L’homme de lettres veut briller, tout en cherchant nonobstant à éclipser ses pairs ; il veut accaparer l’attention des académiciens et des lecteurs, tout en espérant que ses confrères restent à l’ombre. Il ne lui suffit pas d’être admiré : il faut qu’il soit le seul à l’être. Il ne veut pas seulement réussir dans le monde des lettres, il veut qu’il soit le seul à connaître cette réussite.

Le succès des autres l’incommode, le déstabilise, envenime sa jalousie et accroît son animosité.

Témoin, les propos de Jules Renard postés comme un aveu: « Le succès des autres me gêne, mais beaucoup moins que s’il était mérité ».

Mais cette haine littéraire devient implacable lorsqu’il est question de femme auteur. Aux hommes la création, aux femmes la procréation : voilà comment le monde des lettres s’est longtemps organisé. La femme, toujours confinée dans son rôle de mère tendre et d’épouse docile, ne devait point avoir de génie, ni afficher le moindre intérêt au monde des idées. Si, par malheur, cette dernière exprime son désir d’accéder au domaine littéraire, un déferlement de critiques et de courroux ne manquait jamais de s’abattre sur elle. Cette misogynie littéraire est un phénomène déjà ancien, depuis le temps d’Homère, où le champ littéraire était traditionnellement marqué par la filiation masculine. Dans sa forme la plus moderne, elle trouve racine dans la pensée rousseauiste selon laquelle la misogynie est à la fois d’ordre général

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et spécifique. En termes plus explicites, Jean-Jacques Rousseau ne se cantonne pas à lier la femme à l’espace domestique, celle-ci devant être toujours reléguée, à ses yeux, au seul rôle d’épouse et de mère ; il va plus loin, jusqu’à toucher la sphère d’une misogynie spécifiquement littéraire lorsqu’il déclare que « les femmes, en général, n’aiment aucun art, ne se connaissent à aucun, et n’ont aucun Génie » (1995 : 94). Elles sont dépourvues, selon lui, de « ce feu céleste qui échauffe et embrase l’âme, ce génie qui consume et dévore » (1995 : 44). Le champ littéraire reste alors inaccessible aux femmes et la question de leur activité auctoriale soulève beaucoup d’ironie, de polémiques et d’embarras. Embrasser la carrière littéraire en tant que femme signifie envahir une sphère qui était jusqu’alors réservée uniquement à la gente masculine et se rendre compte de tous les obstacles à surmonter. Mais il est à remarquer que la haine à l’encontre de la femme-auteur ne s’atténue pas au fil des siècles ; au contraire, elle va croissant au XIXe siècle. Le cas qui attise le plus de feu de la misogynie littéraire, depuis les années 1830, est celui de George Sand. En effet, cette dernière, depuis son entrée littéraire, se voit violemment attaquée par ses pairs plus ou moins illustres. Les critiques l’assiègent de toutes parts et l’hostilité masculine affichée envers son identité auctoriale, sa vie privée ainsi que ses productions littéraires la déçoit profondément, mais ne la désarme point, pour autant.

Un rapide survol des nombreuses critiques et accusations proférées par les confrères de George Sand nous a permis d’identifier, sans grande difficulté, trois types de motivations de cette misogynie littéraire. En effet, la première motivation est d’ordre social et a son ascendance dans la pensée rousseauiste, comme l’on vient de montrer. La femme – conçue comme l’ange du foyer domestique – ne peut ni ne doit, selon la pensée des hommes de lettres du XIXe siècle, concevoir le monde des idées que comme une pure distraction ; mais l’envisager sous un autre angle, c’est-à-dire comme une profession, serait un grand tort et une grande bêtise.

La deuxième motivation de cette animosité littéraire envers George Sand est d’ordre moral. Nombreux sont les romans et contes écrits par Sand qui sont jugés immoraux et indécents, étant donné qu’ils sont imprégnés de sentiments irrationnels, incontrôlables, excessifs, voire passionnels. Le fait que l’amour-passion occupe une place primordiale dans les écrits sandiens laisse sous-entendre que l’institution du mariage est disgraciée par l’auteure et que l’adultère, au contraire, est favorisé, ou du moins, traité avec beaucoup d’indulgence. Jules Barbey d’Aurevilly, à titre indicatif, ne cesse pas d’harasser Sand durant des années entières dans des articles de plus en plus belliqueux. Ce virulent détracteur, qui ne manque pas une occasion, pour sa part, de s’insurger contre ce « bas-bleu armé de toutes pièces prises à l’arsenal de toutes les bêtises philosophiques, philanthropiques et démocratiques de ce temps » (1968 : 344) ne se lasse pas de condamner, de 1853 à 1882, Sand, la « Grande Dépravatrice de ce temps » (1972 : 270), selon ses dires, dont les romans scandaleux ont inspiré aux femmes de sa génération la passion de l’adultère, avec celle de l’égalité des sexes. Mais George Sand ne répond jamais à ses propos autrement que par le silence le plus parfait, n’ayant jamais jugé bon d’accorder la moindre ligne à ce contempteur. Le rapport entre Barbey d’Aurevilly et George Sand demeure donc singulièrement unilatéral. Proudhon, partageant les convictions de Barbey d’Aurevilly, synthétise les abjections que l’on a toujours reprochées à George Sand ; selon lui, le dessein de cette romancière dépravée aurait été :

L’égalité des sexes avec ses conséquences inévitables, liberté d’amours, condamnation du mariage, contemption de la femme, jalousie et haine secrète de l’homme, pour couronner le système, une luxure inextinguible : telle est invariablement la philosophie de

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la femme émancipée, philosophie qui se déroule avec autant de franchise que d’éloquence dans les œuvres de Mme Sand. (Sand, 1981 : 418)

L’accusation d’immoralité investit aussi volontiers la vie privée de cette femme auteur censée partager sentiments et comportements de ses héroïnes. En effet, la vie intime de Sand, très tumultueuse, marquée essentiellement par l’échec de son mariage d’avec le baron Casimir Dudevant, par la longue liste de ses amants et soupirants, et par l’abondance de ses expériences amoureuses vouées toutes à l’échec, fait toujours l’objet de raillerie et d’indignation de ses pairs.

Il suffit de rappeler les dires cinglants de l’auteur de Colomba, Mérimée : « C’est une femme débauchée à froid, par curiosité plus que par tempérament ». Il convient ici de souligner que si Sand demeure insensible aux moqueries et aux dénonciations qui visent à assombrir sa création littéraire, elle se montre cependant très susceptible, voire vulnérable lorsque l’hostilité de ses détracteurs masculins touche sa vie privée, attitude qu’elle juge impertinente et irrespectueuse.

Rappelons, à titre indicatif, sa réponse immédiate à Jules Lecomte qui la taxe de vanité et d’aberration, où elle revendique son droit à avoir une vie privée :

Le côté littéraire de ma vie appartient à votre critique. Libre à vous d’éplucher, de ridiculiser, de condamner mes ouvrages […]. Mais ce que vous n’avez pas le droit d’éplucher, de commenter, de critiquer, de blâmer ou de railler en aucune façon, c’est la vie intime, c’est le caractère des gens. De la part d’un homme envers un homme, c’est une inconvenance ; envers une femme, c’est une impertinence. (Sand, 1852 : XI)

La troisième motivation, quant à elle, a une racine sexiste. George Sand se trouve, dès son entrée littéraire, criblée d’humiliations et de mépris, affublée du vocable avilissant de « bas bleuisme », terme de mépris désignant la femme littéraire qui s’intéresse aux choses de l’intellect, comme l’explique clairement Barbey d’Aurevilley : « Le Bas-bleu, c’est la femme littéraire. C’est la femme qui fait métier et marchandise de littérature. C’est la femme qui se croit cerveau d’homme et demande sa part dans la publicité et dans la gloire » (2006 : 30). L’on ne serait pas étonné de cette idée si l’on sait que les détracteurs de l’époque estiment que le génie est mâle et que la femme n’a ni les atouts, ni les compétences intellectuelles nécessaires pour se lancer dans une pareille carrière. Témoin, l’attitude des Frères Goncourt qui se fonde effectivement sur l’idée que le talent ne puisse pas résider dans un corps féminin. Voici ce qu’ils en disent en août 1857 : « Le génie est mâle. L’autopsie de Mme de Staël et de Mme Sand auraient été curieuses : elles doivent avoir une construction un peu hermaphrodite » (1989 : 295). Cette même idée est reprise, des années plus tard, par Edmond Goncourt qui, le 8 décembre 1893, avoue être persuadé que « si on avait fait l’autopsie des femmes ayant un talent original, comme Mme Sand, Mme Viardot, etc., on trouverait chez elles des parties génitales se rapprochant de l’homme, des clitoris un peu parents de nos verges ». C’est ce qui conduit d’ailleurs George Sand, dans ses débuts littéraires, à se servir du déguisement pseudonymique et vestimentaire. Si cette entrée au monde littéraire par le pseudonyme de Georges Sand tient de cette logique de l’invention de soi par soi, de la création d’un personnage qui, dans son cas, la détache de son sexe et de son histoire familiale, le recours à l’habit masculin, quant à lui, constitue pour Sand une stratégie efficace lui permettant, en effet, de « voltiger » en toute liberté en plein Paris, sans éveiller le soupçon des autres qui la prennent pour un homme :

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Je me fis donc faire une redingote-guérite en gros drap gris, pantalon et gilet pareils.

Avec un chapeau gris et une grosse cravate de laine, j’étais absolument un petit étudiant de première année. Je ne peux pas dire quel plaisir me firent mes bottes : j’aurais volontiers dormi avec, comme fit mon frère dans son jeune âge, quand il chaussa la première paire. Avec des petits talons ferrés, j’étais solide sur le trottoir. Je voltigeais d’un bout de Paris à l’autre. Il me semblait que j’aurais fait le tour du monde. Et puis, mes vêtements ne craignaient rien. Je courais par tous les temps, je revenais à toutes les heures, j’allais au parterre de tous les théâtres. Personne ne faisait attention à moi et ne se doutait de mon déguisement. Outre que je le portais avec aisance, l’absence de coquetterie du costume et de la physionomie écartait tout soupçon. J’étais trop mal vêtue, et j’avais l’air trop simple (mon air habituel, distrait et volontiers hébété) pour attirer ou fixer les regards. (Sand, 1855 : 81)

Il n’en reste pas moins, toujours dans ce même ordre d’idées, que l’attitude de Jean Larnac envers le statut de femme auteur est moins cruelle que celle des accusateurs du grand siècle, mais demeure, malgré tout, peu valorisante pour la gente féminine. Celui-ci, dans son Histoire de la littérature féminine en France, admet l’idée que la réussite féminine dans le projet scriptural n’est palpable que dans le domaine de l’amour et de l’épanchement sentimental. Autrement, le génie manque à la femme: « Les femmes n’ont pleinement réussi que dans la correspondance qui n’est qu’une conversation à distance, la poésie lyrique et le roman confession, qui ne sont qu’un épanchement du cœur » (1929 : 257).

Ce mépris affiché à l’égard du génie féminin, Sand en est victime sa vie durant. Cette femme auteur est jugée, aux yeux de ses confrères masculins, lourde, déclamatoire, prolixe, trop volubile, toujours abandonnée à une logorrhée sans aucun rapport avec les exigences de l’écriture : « Elle est bête, elle est lourde, elle est bavarde » déclare Baudelaire (1887 : 26), qui se demande « comment quelques hommes ont pu s’amouracher de cette latrine ». « Je ne puis penser à cette stupide créature sans un frémissement d’horreur. Si je la rencontrais, je ne pourrais m’empêcher de lui jeter un bénitier à la tête », surenchérit-il en ridiculisant toujours George Sand dans Mon cœur mis à nu (1887 : 687). Son style simple et « coulant » aux yeux de ses accusateurs manque aussi d’élégance et de mesure et sa fluidité étonnante d’écriture n’a aucun lien avec les affres de la création. Cette idée trouve son point d’orgue dans les propos haineux de Proudhon qui cherchent à dévaloriser le style et le talent sandiens :

Ainsi que le savent tous ceux qui se sont occupés de l’art d’écrire, ce style ballonné, qu’imitent à l’envi nos dames de lettres, cette faconde à pleine peau qui rappelle la rotondité de la Vénus hottentote, n’est pas du style : c’est article de modes ; et je ne suis que vrai en disant qu’il y a plus de style dans un aphorisme d’Hippocrate, dans une formule du droit romain, dans tels vers de Corneille, de Racine, de Molière, dans un proverbe de Sancho Pança, que dans tous les romans de Mme Sand. (Sand, 1976 : 428)

Aussi Sand est-elle fréquemment accusée de stupidité, de futilité et de superficialité. À cette accusation, l’auteure rétorque ardemment, ayant la conviction que cette infériorité culturelle attribuée à la femme n’est que « le résultat de la mauvaise éducation » à laquelle elle est condamnée. En témoignent ses propos marqués par un ton à la fois irrité et réprobateur :

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Cette ineptie et cette frivolité que vous nous jetez à la figure, c’est le résultat de la mauvaise éducation à laquelle vous nous avez condamnées, et vous aggravez le mal en le constatant. Placez-nous dans de meilleures conditions, placez-y les hommes aussi, faites qu’ils soient purs, sérieux et forts de volonté, et vous verrez bien que nos âmes sont sorties semblables des mains du créateur. (1855 : 92)

La dernière motivation de cette misogynie littéraire dont souffre Sand a une racine que l’on ne peut définir que comme personnelle. En effet, l’on connaît souvent la misogynie de certains hommes de lettres, qu’ils soient écrivains, critiques ou poètes comme les Frères Goncourt, Baudelaire, Sainte-Beuve ou Proudhon, pour ne citer que ceux-ci, mais suffit-il à expliquer la haine implacable que voue, par exemple, Baudelaire ou Barbey d’Aurevilly à Sand ? En réalité, la critique baudelairienne et la critique sandienne du XXe siècle ont beau cherché à comprendre l’animosité de Baudelaire contre Sand afin d’en atténuer la portée. Le poète, selon ces critiques qui cherchent à sauver Sand en sauvant son contempteur, n’aurait pas toujours haï Sand. Il l’aurait admirée, comme en témoignerait, dans ses premières études sur Poe parues en 1852, la qualification de celle-ci de « très grand et très justement illustre écrivain » ou encore sa suggestion de consacrer un compte rendu dans Le Hibou philosophe au Mariage de Victorine. Mais l’exécration que voue Baudelaire à cette femme auteure remonte, en réalité, à un incident personnel : ce poète, encore méconnu, est entré une fois en contact épistolaire avec George Sand le 14 août 1855 pour lui demander d’intercéder auprès du directeur de l’Odéon afin que le rôle féminin principal de sa pièce, Maître Favilla, qui doit s’y jouer, soit attribué à Marie Daubrun, dont il est épris : « Demander un service à une femme est toujours moins embarrassant que de le demander à un homme, et quand il s’agit de demander à une femme pour une femme, ce n’est plus une humiliation, c’est presque une joie » (Baudelaire, 1973 : 320).

La lettre s’achève par un compliment aussi convenu qu’hyperbolique : « vous régnez dans le cœur et l’esprit de votre siècle » (1973 : 322). Sand lui répond immédiatement, lui promettant de faire de son mieux et d’intervenir. Il la remercie dans un second billet le 19 juillet de la même année. Mais Marie Daubrun ne jouera pas la pièce, et Baudelaire croit que Sand l’a dupé et qu’elle n’a pas tenu sa promesse, alors qu’en vérité, comme l’a montré Georges Lubin à partir d’une analyse de la correspondance de Sand, celle-ci a bel et bien tenu son engagement, mais n’a pas obtenu gain de cause. Depuis, commence la fameuse histoire de la haine baudelairienne envers Sand. Si ce poète porte celle-ci dans son « cœur », c’est dans un « cœur » que font battre, non l’affection, mais plutôt la détestation et la répulsion. À la lumière de ce

« cœur mis à nu », il n’y a pas de doute : George Sand est bien l’élue de sa haine, plus encore que Girardin, qu’il dédaigne, ou que Voltaire qu’il s’en moque.

L’aversion éprouvée à l’égard de Sand d’un autre détracteur corrosif, Barbey d’Aurevilly, découle certes d’une certaine jalousie professionnelle, mais remonte aussi à un épisode personnel. Expliquons-nous. Il y a sans doute un peu de la noire envie du confrère moins heureux, qui n’a jamais connu succès si reluisant, mais peut-être faut-il voir aussi dans cette rage sans cesse réaffirmée quelque chose du dépit d’un soupirant éconduit, car Barbey n’était pas toujours insensible au charme de George Sand, tant s’en faut. En 1840, pour la première et la dernière fois, il entre en contact avec la célèbre écrivaine dont il espère s’attirer la complaisance et l’affabilité. « À l’occasion d’un article de la Revue des Deux Mondes que celle-ci consacre à l’œuvre inédite du poète Maurice de Guérin, son meilleur ami, qui vient de mourir dans sa trentième année, Barbey communique à George Sand les documents précieux qu’il a en sa possession, lettres, prose et vers » (Bertrand, 2015 : 77, 78). Empressé auprès de cette

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personnalité en vue du monde littéraire, l’obscur débutant lui fait de ferventes déclarations d’obédience, croyant que son admiration est partagée. Il confiait d’ailleurs à son ami Trebutien :

« Je l’aime encore plus pour sa beauté (un poco di cortigiana) que pour son talent et parce que, quand je lui parle, elle ne me regarde jamais. Ma Sérénissime Fatuité se rappelle à propos de cela un mot de La Bruyère qu’il me serait doux de croire vrai, – “ne regarder un homme jamais signifie la même chose que le regarder toujours” » (Aurevilly, 1981 : 127). Mais ses espérances se trouvent évanouies, lorsqu’il se rend compte que Sand demeure sourde à ces déclarations d’allégeance et que l’admiration qu’il lui voue est unilatérale. Depuis, Sand devient l’une des bêtes noires de Jules Barbey d’Aurevilly qui cherche sans cesse à entacher son image en l’accusant de perversion et de débauche, à rabaisser sa valeur de femme auteure en raillant son talent littéraire et à entraver ainsi cette immuable félicité d’écrivain dont George Sand cherche à se délecter sa vie durant.

Pour conclure, l’on pourrait dire que George Sand, cette figure emblématique du XIXe siècle, a lutté envers et contre tout pour graver à jamais son nom dans l’empyrée littéraire. Son parcours n’est pas pourtant mené sans heurts et tensions, mais malgré la haine et l’envie de ses confrères masculins, la vengeance de ses soupirants, les blessures parfois vraiment cruelles de ses détracteurs, les préjugés contraignants et avilissants de son époque, la douleur et la grande déception qui ont traversé sa vie intime et professionnelle, cette auteure n’a jamais fléchi ou abandonné son rêve. Moyennant son talent et sa plume, elle a su démontrer que la liberté et la compétence ne sont pas inaccessibles à la femme, que le génie peut être aussi femelle et que la réussite et la renommée ne se crient pas, mais elles se prouvent. Cette reconnaissance, si George Sand n’a pas su pleinement en jouir de son vivant, est en revanche amplement avouée à sa mort. Il suffit de rappeler le vibrant hommage que rend Victor Hugo à l’écrivaine, à la femme et à la lutteuse que fut Sand. Celui-ci salue les « chefs-d’œuvre » que celle-ci a produits, sa bonté généreuse, son courage et sa détermination face à la haine qu’elle a dû affronter et, surtout, la part qu’elle a prise dans l’accomplissement du progrès :

Les êtres comme George Sand sont des bienfaiteurs publics. Ils passent, et à peine ont-ils passé que l’on voit à leur place, qui semblait vide, surgir une réalisation nouvelle du progrès. [...] Le travailleur s’en est allé ; mais son travail est fait. [...] George Sand meurt, mais elle nous lègue le droit de la femme puisant son évidence dans le génie de la femme. C’est ainsi que la révolution se complète. (Hugo, 1876 : 916)

La disparition physique de George Sand est accompagnée donc par la confirmation de sa gloire littéraire. Elle ressemble, par cela, à beaucoup d’autres artistes talentueuses, libres et courageuses, qui « en devenant invisibles sous une forme deviennent visibles sous l’autre, subissant par là une transfiguration sublime » (Hugo, 1876 : XXXI).

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