Acta Iassyensia Comparationis
Eroi şi antieroi
Heroes and Antiheroes Héros et Antihéros
15(1/2015) http://literaturacomparata.ro/Site_Acta/index.html
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amplă varietate de contribuţii academice semnate de cercetători din diferite părţi ale lumii – din cele două Americi, Africa şi Europa – au condus la caracterul polifonic al numărului al 15-lea al AIC. Generoasa temă EROI ŞI ANTIEROIa suscitat interesul a numeroşi specialişti cu preocupări ştiinţifice di- verse, rezultatul constituindu-l un consistent volum interdisciplinar, în care istoria şi critica literară, studiile teatrale, tematologia, imagologia şi mitanaliza întâlnesc studiile culturale, sociologia şi ştiinţele politice.A A
wide range of scholarly contributions by researchers from different parts of the world – the two Americas, Africa and Europe – lead to the poly- phonic approach of the AIC 15thissue. The generous HEROES AND ANTI- HEROEStheme stirred the interest of many specialists with various scientific profiles, which has resulted into a consistent interdisciplinary volume. Literary his- tory and criticism, theatre studies, thematology, imagology and mythanalysis meet cultural studies, sociology and political sciences.U U
ne large variété de contributions académiques par des chercheurs pro - venant de différentes parties du monde – les deux Amériques, l’Afrique et l’Europe – a conduit au caractère polyphonique du 15enuméro d’AIC. Le thème généreux HÉROS ET ANTIHÉROSa suscité l’intérêt de nombreux spécialistes aux profiles scientifiques divers, ce qui a déterminé l’interdisciplinarité du volume.Histoire et critique littéraires, études théâtrales, thématologie, imagologie et myth- analyse viennent à la rencontre des études culturelles, de la sociologie et des sciences politiques.
Heroes and Antiheroes Héros et antihéros
nr. 15AIC 1/2015
©2015 AIC
Cuprins/Contents/Contenu Articole/Articles/Articles:
Vincenzo
REINA LI CRAPI
Le statut du héros moderne 1
Dany JACOB
Le Dom Juande Molière : qui a lancé la première pierre ?
13
Amelia
SANDU-ANDRIEŞ
La perfecta casada– Héroe y antihéroe en la visión cristiana de Fray Luis de León
23
Tancredi ARTICO
Un imperfetto capitano nell’epica barocca:
il Boemondodi G. L. Sempronio come antitesi di Goffredo
31
Emanuel GROSU
Niels Klim: da antieroe a eroe... e ritorno 41
Agnès FELTEN
Manichéisme et machiavélisme dans le théâtre de Byron, Musset et Schiller
49
Laure LÉVÊQUE
De Sens dessus dessousà L’éternel Adam, Le meilleur des mondesde Jules Verne
59
Ema
MĂRGINEANU
Thoreau’s Anti-Hero and the Use of Polarities in Walden
69
Yasmine JAKANI
Héroïsme et anti-héroïsme au sein d'un parcours de l’errance : le cas Raskolnikov
77
Monné Caroline DOUA OULAÏ
L’heroïsme zolien face à la nevrose 87
Crina LEON
Nietzschean Antiheroes in Henrik Ibsen’s Hedda Gabler
95
Ana Maria ALVES
Joseph K. et Meursault: Anti-héros par excellence d’un monde absurde
103
Bechir KAHIA
Le refus d’héroïsme chez le personnage de Jean Giono
113
Georgeta Loredana VOICILĂ
Hortensia Papadat-Bengescu, Străina. Convertirea antieroinei
121
Francis Etsè AWITOR
Portraying a Tragic Hero in Ben Okri’s Flowers and Shadows: the Case of Jonan Okwe
127
Dragoş Silviu PĂDURARU
Printre eroi şi antieroi. Marginalii la un roman de H. Bonciu
135
Rodah SECHELE- NTHAPELELANG
Le mythe de Samori Touré entre singularité identitaire et universalité
143
Yamina BAHI
Statut et trajectoire d’un personnage
« hors-norme » : la figure de l’anti-héros dans La Fable du nainde Kamel Daoud
151
Florica BODIŞTEAN
Lumi „tari” şi lumi „slabe” în dialog în romanele Ioanei Pârvulescu
159
Lavinia IENCEANU
Eroicitate discretă sau discreţie eroică? Avataruri eroice în Eroul discretal lui Mario Vargas Llosa
169
Mihaela AANEI
Ingeborg Bachmann und Paul Celan als Antihelden in Hans Weigels Unvollendete Symphonie. Der Schlüssel- roman oder die Kunst der Verschleierung
179
Pablo TURNES
La milonga del destino. Héroes y anti-héroes en Un tal Daneri, de Alberto Breccia y Carlos Trillo
189
Dragoş AVĂDANEI
“Born Losers”: American Salesmen as Anti-Heroes 199
Souad RAHMOUNI
The Stubborn Underdog Anti-hero and his Distorted Democratic Utopia in
I Married a Communist
207
Iulia-Mădălina PINTILIE
“Replicant” Heroes and Human Anti-Heroes in Philip K. Dick’s Do Androids Dream of Electric Sheep?
and Ridley Scott’s Blade Runner
217
Marius-Adrian HAZAPARU
Taking Sides: Heroes, Antiheroes, and Journalism of Attachment in Ryszard Kapuściński’s Imperium
227
Catinca Adriana STAN
De peuple sauvage au peuple fondateur : l’image des Amérindiens et des Daces dans les manuels scolaires du Québec et de la Roumaine
237
Livia IACOB
Gisèle Vanhese, Le Méridien balkanique, Università Della Calabria, Dipartimento di Linguistica, Sezione di Albanologia, Fondazione Universitaria “Francesco Solano”, 144 p.
247
Loredana CUZMICI
Puiu Ioniţă, Poezie mistică românească, Iaşi, Editura Institutului European, 2014, 252 p.
251
Livia IACOB
Viorica S. Constantinescu, Cântarea inimii fericite.
Poezie egipteană de dragoste din Regatul Nou, Iaşi, Editura Opera Magna, 2014, 138 p.
255
Recenzii/Reviews/Revues:
Le statut du héros moderne
VICENZO REINA LI CRAPI Université de Picardie Jules Verne, Amiens
The early modern stages offer several favourable settings to analyse and follow the constitution of the modern literary hero and thus define what it is. The purpose of this article is to describe how a character on stage becomes a “hero”, defining his qualities in the end. Influenced by the Aristotelian ideas of poetry, the playwrights put on a world that would be mimesisof reality, and consequently their works show the coeval conception of man, defined since his temporal being, as Montaigne points out in his Essais. So in order to act well, the future heroes have to see time as an opportunity and live in harmony with it as well as Prince Harry in 1 Henry IV. This way, they can promptly act as Rodrigue in Corneille’s Cid. Furthermore, likewise the Hegelian’s Master-Slave dialectic, the characters will give to their society the image of a hero risking his life, and renouncing sensual pleasures, as Sigismund in La vida es sueño. From this point of view, the modern hero seems to embody the two opposite ideas of magnanimity pointed out in Aristotle’s Nicomachean Ethics.
Keywords: theatre; time; modern hero; Corneille; Shakespeare; Calderón de la Barca.
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n le sait, les scènes anglaises, françaises et espagnoles de la première modernité sont un lieu privilégié où apercevoir le héros moderne en action. Cette réflexion se pro- pose par conséquent d’enquêter succinctement dans quelques-uns des chefs-d’œu- vre de l’époque qui est le héros moderne, en suivant sa formation, en en dévoilant les qualités, et, en conclusion, en rappelant le rapport qu’il entretient avec son public.Qui est le héros moderne
Les spectateurs qui assistaient à la première partie d’Henry IVde Shakespeare au Theatre1, à La vie est un songede Calderón dans les corrales, ou au Cidde Corneille au Marais (l’analyse s’appuiera principalement sur les exemples du prince Harry, de Sigismond et de Rodrigue2) voyaient sur scène des personnages fictifsqui existaient et agissaient dans un temps lui aussi fictif, mais qui pourtant s’affichait comme vraisemblable, en pourvoyant par conséquent de vraisemblance les mêmes masques3. Le principe de la vraisemblance qui s’affirme avec la diffusion des poétiques aristotéliciennes à partir du Cinquecento (cf. Duprat, 2009) poussait les dramaturges à créer de
1 AIC nr. 15 1/2015
©2015 AIC
1Le Globesera inauguré en 1599 avec Henry V.
2Les vers des œuvres, donnés directement dans le texte, renvoient aux éditions de S. Wells et de G. Taylor en ce qui concerne les pièces de Shakespeare, reprises et traduites dans la collection « Bouquins » de Laf‐
font (éds. M. Grivelet et G. Monsarrat) ; à l’édition de L. Dupuis pour Gallimard de La vida es sueño ; et à l’édition du Cidde 1637 établie par G. Forestier et R. Garapon pour la Société de Textes Français Modernes.
3Sur la question je me permets de renvoyer à mon travail de thèse sous la direction d’Anne Duprat, Temps et conscience religieuse dans le théâtre tragique (1590‐1640): Italie, France, Espagne, Angleterre, en parti ‐ culier aux chapitres 1 et 2.
The Modern Hero’s Statute
caractères dont les qualités étaient soumises aux exigences de l’intrigue4, et qui également rendaient compte – ou tendaient d’influencer – la conception de l’homme contemporaine5. Une conception qui ne pouvait qu’être marquée tout d’abord par l’intuition que l’être humain ne saurait se décrire sub speciae aeternitatis, tel que le proposait l’ontologie classique, étant donné qu’à cause de son être temporel l’individu se découvre toujours différent de lui-même, intuition que Montaigne a ex- primée avec la célèbre formule « je peins le passage »6. À travers cette auto-compréhension, l’homme à partir de la Renaissance avait acquis un sens de perfectionnement qui, contrairement à l’idéal grec de Kalokagathia, était entièrement centré sur le devenir et renvoyait à la condition de l’individu bourgeois, à savoir une « conception dynamique de l’homme »7.
Entre toutes les temporalités théâtrales, le temps personnel acquiert dans cette perspective une importance capitale, encouragée d’ailleurs par la fortune dont jouit l’augustinisme à partir du XVIe siècle : en effet, c’est grâce à la durée que l’homme comprend d’être un étant (dans le sens heideggérien du terme, à savoir d’un étant qui a une conscience pré-ontologique de lui-même) plongé dans le temps8. S’opposant aux suites linéaires et identiques des instants égaux et sans valeur du temps mesuré, ce temps fait naître la conscience que tous les moments de la vie ne se valent pas : comme l’a montré Bergson, si le temps physique est un temps exclusivement quanti- tatif, le temps du vécu est plutôt qualitatif, à travers des instants privilégiés qui s’allongent ou s’ac- courcissent d’après l’état de conscience de l’individu. L’une des conséquences les plus importantes de la présence de ce temps au théâtre demeure dans le fait que s’allongeant ou se rétrécissant d’après les plusieurs situations, ce temps met en relief la personnalité toujours changeante des protagonistes9, tel qu’une figure qui se montre déformée par l’écrasement ou l’étalage de son image, provoqués par la variété des instants.
Avant de passer à l’analyse des actions de ces personnages sur scène, et voir donc comme ils font face à leur être temporel, il est nécessaire de rappeler que le rapport entre temps objectif et temps subjectif renvoie à l’opposition augustinienne entre le temps présent et le présent humain.
Ce dernier englobe le premier dans une sorte de présent continu qu’enrichit au fur et à mesure le Moi à travers les formes de la mémoire, de la vision et de l’attente (cf. Böhm , 1984). Le présent humain renferme donc les trois formes temporelles du passé du présent et du futur, et les soude dans l’unité minimale de ce flux qui est l’instant, qui devient par conséquent le laps de temps le
AIC 2
4Les interprétations de G. Forestier au sujet de la dramaturgie cornélienne sont de ce point de vue éclairantes : « Privilégier le point de vue de la démarche créatrice de l’auteur sur l’interprétation subjective et psychologisante ne signifie pas qu’il faille renoncer à analyser la psychologie des personnages. Il faut simplement inverser l’approche et le raisonnement traditionnels : analyser un personnage d’un point de vue psychologique, c’est dégager les traits psychologiques que l’auteur lui a conférés pour justifier le com‐
portement qu’il lui a préalablement prêté en accord avec l’intrigue » (2004 : 71).
5En ce qui concerne le théâtre français, voir surtout l’introduction d’Anne Duprat aux Opuscules critiques de Chapelain. À propos des personnages de Calderón, D. Souiller affirme qu’ils conduisent « à l’intériorisa‐
tion de l’anthropologie catholique romaine » (1992 : 62). Quant au théâtre élisabéthain, voir la contribu‐
tion d’Auerbach, et surtout plus récemment les lectures faites par le New Historicism, ainsi que l’article de J. G. Harris, « Materialist criticism », en particulier « Reading : Henry IV Part One» (éds. Wells, Orlin, 2003 : 485‐490).
6« Je ne puis assurer mon objet. Il va trouble et chancelant, d’une ivresse naturelle. Je le prends en ce point, comme il est, en l’instant que je m’amuse à lui. Je ne peins pas l’être. Je peins le passage » (Mon‐
taigne, 2001 : 25).
7Comme a écrit Á. Heller, à la Renaissance naît « la concezione dinamica dell’uomo» (1977 : 1 et sqq.). Voir également Pintarič, 2002 : 171.
8Dans son étude sur les conceptions du temps, P. Chaunu écrit : « Au commencement, avant même que vi‐
ennent les mots pour l’exprimer était la conscience de la durée […] Le temps vient longtemps après […]
avec le nombre, le chiffre, la mesure » (1994 : 19).
9Dans cette perspective, donc, le théâtre répondait bien au besoin d’afficher une image de l’homme qui rendait compte des conceptions de l’époque, telle celle de Montaigne : « nous sommes tous de lopins et d’une contexture si informe et diverse, que chaque piece, chaque momant, faict son jeu. Et se trouve au‐
tant de difference de nous à nous mesmes, que de nous à autruy » (2001 : 543).
plus important pour les personnages qui agissent sur scène10.
La constitution du héros
En conséquence de l’importance qu’acquiert l’instant, chaque personnage dramatique révèle ce qu’il est non pas parce qu’il possède une essenceà lui, bien qu’elle soit revendiquée – comme l’a montré le courant du cultural materialism dans les scènes élisabéthaines (cf. Dollimore, 2004) –, mais à travers les mots et les regards des autres personnages dans le moment même où il agit. Autrement dit, c’est son être social qui détermine en premier lieu ses actions (de ce point de vue, cette inter- prétation rencontre celle de G. Forestier à propos de la génétique théâtrale, dans la mesure où à l’instar de la psychologie du personnage, crée à partir de l’intrigue, le statut du protagoniste est déterminé préalablement par son rôle à l’intérieur du système des personnages). Dans le cas du Cidde Corneille, cette prééminence de l’image sociale est bien mise en lumière par la querelle entre le conte et don Diègue. Dans une pièce où « l’identité héroïque se manifeste par une promp- titude à rappeler des exploits » (Albanese Jr., 2001 : 195), les récits à eux seuls perdent consid- érablement leur valeur, oblitérés par la « suprématie impitoyable du présent et [par conséquence]
l’annihilation de l’être par la durée » (Doubrovsky, 1982 : 90). Autrement dit, plus que les paroles et la mémoire des exploits, compte ce que l’homme est véritablement au moment où il agit. C’est son rôledans la société qui le définit véritablement, plutôt que sa place. L’opposition est bien mise en exergue dans le dialogue entre don Diègue et le comte. La source de la querelle des deux pères demeure dans le fait qu’« un Monarque entre [eux] met de la différence » (v. 208) qui va engendrer un divorce entre le « rôle » et la « place » dans la société : aux récits du vieil homme justifiant le choix du roi qui vient de le nommer Gouverner du prince de Castille, le comte réplique avec un réalisme machiavélien : « Sans moy, vous passeriez bien-tost sous d’autres loix, / Et si vous ne m’aviez, vous n’auriez plus de roi » (v. 193-194).
De ce point de vue, Le Cid semble confirmer les systèmes des quatre personaeque Cicéron propose dans le De Officiis, dans la mesure où c’est la personaen tant qu’acteur social qui va définir le statut d’un homme (Navaud, 2011 : 451). L’évidence énoncée par le comte découle d’une supré- matie du geste sur la parole d’une part ; du présent sur le passé de l’autre. Le même raisonnement peut être appliqué à La vie est un songede Calderón de la Barca, où l’étape du desengañoserait de- meurée sans importance si le protagoniste n’avait pas eu la possibilité de prouver aux autres sa métamorphose au travers de l’action11. Bref, c’est dans le réseau des relations que le protagoniste entretient avec les autres personnages qu’il convient chercher les racines de la constitution du héros moderne.
Agir dans le temps
La conception de « l’homme dans le temps » que le théâtre met en exergue est donc princi- palement celle d’un être qui change en fonction de son rôle actuel dans la société. La prise de conscience de cette condition est indispensable et propédeutique à la formation du futur héros.
Le cas du prince Harry est emblématique : le prince est conscient de son présent licencieux et justifie devant ses compagnons de taverne son actuelle attitude, déclarant en même temps que son comportement changera dans l’avenir, à savoir lorsqu’il sera roi et que donc son rôle dans la société aura changé :
Je vous connais bien tous et me prêterai un temps À l’humeur débridée de vos esprits futiles.
VINCENZO REINA LI CRAPI 3
10Ainsi qu’il l’était pour Montaigne. D’après R. Quinones, pour Montaigne l’instant « is not merely the mo‐
ment at the hand ; it is summary and all‐embracing, compressing in the depth of its vision a completed and rounded‐out picture of human existence » (1972 : 27).
11Sur l’importance de l’action dans la comediacaldéronienne, je ne peux que renvoyer au quatrième chapitre de ma thèse.
En ceci, cependant, j’imiterai le soleil Qui permet aux nuages pestilentiels et vils D’éclipser sa beauté et d’en priver le monde, De sorte que quand il veut redevenir lui-même, Il émerveille d’autant plus qu’il était désiré, En perçant les miasmes, obscurs et déplaisants, Des vapeurs qui semblaient l’étouffer. (I, ii, 152-160)12
Cette prise de conscience du protagoniste au sujet de la mutabilité et de la caducité de l’être est présente aussi dans La vie est un songe, où elle est mise en exergue à partir de la fin de la deuxième journée et jusqu’au dénouement, lorsque Sigismond pour consolider définitivement la place que son père lui avait auparavant ôtée, accepte d’épouser Estrella ; et également dans Le Cid, à travers les célèbres stances. En effet, même dans une pièce où, comme on le verra bientôt, le héros s’af- firme d’abord grâce à la rapidité de ses actions, ce dernier ne saurait pour autant se définir tel sans au préalable une réflexion qui en mette en exergue la conscience déchirée et le renoncement qu’il est prêt à accepter.
En résumant, le futur héros a conscience de devoir se constituer dans le temps ; et pourtant avec la dimension temporelle il entretient un rapport qui peut devenir conflictuel, comme dans Hamlet, où le protagoniste croit de vivre dans un temps qui a été disloqué (out of joint, I, v, 189).
Notamment dans les scènes tragiques, le protagoniste se retrouve à lutter avec son être toujours changeant, pour pouvoir affirmer son identité de manière absolue. Une lutte qui se révèle cepen- dant vaine, car être éphémère et changeant, autrement dit, être dans le temps, est justement ce qui caractérise le plus l’homme tragique (Frye, 2002 : 7), dont la pensée doit inéluctablement suc- comber aux lois de sa nature, comme affirme Hotspur mourant, « thought’s the slave of life» (V, iv, 81). Pour s’affirmer en tant que héros le protagoniste doit ainsi savoir opérer dans le temps, et dans ces champsqui à l’époque lui permettent de le devenir. À ce propos, le prince Harry de Shakespeare et le Cid de Corneille semblent indiquer de manière évidente deux qualités indispensables afin que le protagoniste puisse s’affirmer comme héros dans sa société. Les actions des deux person- nages semblent en effet s’insérer dans un temps kaïrotique13dont ils savent profiter ; un temps représenté également dans l’iconologie contemporaine à travers un jeune homme charmant qui passe en toute hâte, nu, pourvu d’ailes aux épaules et aux talons, et avec une mèche qu’arbore sa tête chauve et qui flotte vers l’avant et non vers l’arrière, pour souligner que l’occasion, une fois passée, ne pourra plus être rattrapée (Panofsky, 1967 : 108). Il s’agit autrement dit de savoir re- connaître, au travers de l’expérience, le moment opportun pour accomplir une action. Pour cela, il faut être harmonie avec le temps, à l’instar du prince Harry ; et comme Rodrigue il faut savoir agir promptement.
Il semble que le théâtre élisabéthain ait insisté particulièrement sur l’importance de profiter du moment opportun, en offrant à son public plusieurs représentations de preuves14 et con- trépreuves15. La figure du prince Harry est en ce sens l’exemple, peut-être le mieux réussi et le
4 AIC
12« I know you all, and will a while uphold / The unyok’d humour of your idleness. / Yet herein will I imitate the sun, / Who doth permit the base contagious clouds / To smother up his beauty from the world, / That when he please again to be himself, / Being wanted he may be more wonder'd at, / By breaking through the foul and ugly mists / Of vapours, that did seem to strangle him ».
13« Aristote fut le premier à associer le temps au Kairos, en affirmant que le Kairosserait “le bien dans le temps” […] à savoir une qualité à l’intérieur d’une quantité » (Evanghélos, 1997 : 49).
14En expliquant à Miranda le pourquoi de la tempête, Prospero déclare que « By accident most strange, bountiful Fortune, / Now my dear lady, hath mine enemies / Brought to this shore ; and by my prescience / I find my zenith doth depend upon / A most auspicious star, whose influence / If now I court not, but omit, my fortunes / Will ever after droop » (I, ii, 179‐185). De même Hamlet, à la fin de la tragédie, ayant con‐
science que « the interim’s mine » (V, ii, 74), semble avoir compris que « the readiness is all » (V, ii, 152).
15La déroute de Richard II montre clairement comment toute réussite repose sur une bonne synchronisa‐
tion, dans la mesure où le retard d’une journée au retour d’Irlande fait perdre au roi 12000 soldats gallois.
plus complet, d’un personnage qui sait profiter des occasions. Le prince sait tout d’abord attendre le moment où ses mérites seront mis en lumière (comme il déclare dans son discours à la taverne déjà cité), sûr que le temps lui octroiera l’opportunité de changer ses déshonneurs avec les mérites d’Hotspur : « Car le jour arrivera / Où je saurai contraindre ce jeune homme du Nord / À échanger sa gloire contre mon infamie » (III, ii, 144-46)16.
Sans être ainsi pris par la fureur qui caractérise son alter ego, Hotspur17, dont la fougue est par ailleurs bafouée : « Je ne suis pas encore du même tempérament que Percy, le Viféperon du Nord – celui qui vous tue quelque six ou sept douzains d’Écossais comme petit déjeuner, se lave les mains et dit à sa femme : “Au diable cette existence tranquille ! je n’ai rien à faire” » (II, v, 85- 88)18.
Il apprend également à vivre dans plusieurs contextes, et ainsi à modeler son rythme de vie d’après les circonstances ; il sait à la fois vivre sous le gouvernement de la lune, comme le déclare à Falstaff,
Car notre fortune, à nous autres hommes de la lune, monte et descend comme la mer puisque, comme la mer, nous sommes gouvernés par la lune. En voici la preuve : une bourse d’or arrachée très résolument le lundi soir et dépensée très dis- solument le mardi matin ; obtenue en proclamant “Halte-là” et dépensée en criant
“À boire” ; tantôt aussi bas que le pied de l’échelle et bientôt aussi haut que le bras du gibet. (I, ii, 25-31)19
ainsi que sous le regard de ce soleil qu’il affirme vouloir imiter dans l’avenir ; enfin, parmi les hommes comme dans la solitude royale : et tout cela fait sa grandeur.
Être en harmonie avec le temps est indispensable pour pouvoir agir avec rapidité et efficacité et donc avec succès. Dans Le Cidc’est par des actes accomplis promptement que le protagoniste définit à chaque instant son rôle dans la société et réussit à s’imposer en son sein : de l’échange avec son père (I, vi) à la querelle avec le comte (II, ii) ; de la visite à Chimène (III, iv) au prompt départ pour affronter les Maures (III, vi) ; du récit de ses gestes devant le roi (IV, iii) à l’acceptation du duel avec don Sanche (V, i). Ses attitudes et ses gestes, par lesquels il donne son image au public, ne sont que des réponses aux sollicitations de la société à laquelle il appartient. En peu de mots, il est constamment contraint d’agir pour confirmer son statut dans la société, et le succès de ses exploits dépend de la rapidité de ses réactions. Cette liaison entre le dynamisme de l’activité humaine et le succès, mise en exergue par Le Cid, a déjà été remarquée : « on assiste tantôt à la parfaite symétrie du logoset de la praxis, aboutissant à la constitution de l’unité héroïque du per- sonnage tragique, tantôt à un décalage radical entre le dire et le faire, qui est souvent à l’origine de l’échec de ce personnage » (Albanese Jr., 2001 : 195). Ce qui permet à Rodrigue d’assouvir ses désirs n’est pas la rhétorique, mais bien l’action. Une suite d’actions-réactions qui, comme l’a af- VINCENZO REINA LI CRAPI 5
16« For the time will come / That I shall make this northern youth exchange / His glorious deeds for my in‐
dignities ».
17La différence entre les deux Harry, est soulignée aussi par un passage précis à l’acte IV, où Vernon décrit la figure du prince à cheval comme un ange, « dropp’d down from the clouds / To turn and wind a fiery Pe‐
gasus / And witch the world with noble horsemanship » (IV, i, 108‐10) ; Hotspur répond à cette description s’exclamant « Come, let me taste my horse, / Who is to bear me like a thunderbolt » (IV, i 119‐20). Dans les notes au texte de l’édition de la Pléiade, G. Venet écrit : « L’image du cavalier sur un cheval en mouvement est symbolique de l’homme parfaitement maître de ses passions » ; « Contrastant avec le prince qui maitrise sa monture, ici Hotspur est passivement “emporté” » (Shakespeare, 2008 : 1541. Notes 5 e 7).
18« I am not yet of Percy’s mind, the Hotspur of the North – he that kills me some six or seven dozen of Scots at a breakfast, washes his hands, and say to his wife, “Fie upon this quite life! I want work” ».
19« For the fortune of us that are the moon’s men doth ebb and flow like the sea, being governed as the sea is by the moon. As for proof now : a purse of gold most resolutely snatched on Monday night, and most dissolutely spent on Tuesday morning ; got with swearing “lay by!”, and spent with crying “bring in!”;
now in as low an ebb as the foot of the ladder, and by and by in as high a flow as the ridge of the gallows ».
firmé P. Voltz, ne suit pas une répétition « seulement cumulative » mais qui, au contraire, « introduit une progression : Rodrigue change de stature et de statut » (Voltz, 2001 : 114). En fin de compte, le succès de Rodrigue est le fruit d’une conduite qui trouve sa formule emblématique dans le « Marchons sans discourir » (v. 441) qu’il enjoint au comte. Une promptitude du geste qui fait défaut, en revanche, chez Hamlet, qui pour cette raison ne cesse de se condamner et de se dévaluer en tant qu’être humain20. Au demeurant, Rodrigue a un père qui lui signale à chaque instant l’ur- gence de l’action, qui lui enjoint « Meurs, ou tue » (v. 277), « va, cours, vole & nous vange » (v.
292) ; et lui rappele, lors d’un danger pressant que « Le temps est trop cher pour le perdre en paroles, / Je t’arreste en discours & je veux que tu voles » (v. 1107-1108).
Les champs de l’action
Grâce aux exploits accomplis, la valeur d’un personnage augmente de même que s’améliore son rôle à l’intérieur de la collectivité au sein de laquelle il a voulu de s’affirmer. Pour ce faire, il a dû se montrer supérieur aux autres personnages notamment dans ces champs qui, d’après Hegel, donnent lieu à la dialectique du Maître et de l’Esclave, qui se révèle dès lors une clé de lecture avantageux pour expliquer le processus de formation du héros moderne. En effet, c’est en s’af- firmant au travers de telle dialectique que le héros essaie de s’affranchir de la marque de la tem- poralité, dont néanmoins son être reste imprégné.
Dans le quatrième livre de la Physique, Aristote affirme qu’être dans le temps signifie « avoir [son] existence mesurée par le temps » (Aristote, 2002 [IV, xii, 221a] : 260). C’est en prenant en compte cette idée de mesure que l’homme, puisqu’il est mis en question, essaie de se dépasser. Se dépasser veut dire tout d’abord s’affranchir de l’animalité où l’humanité plonge ses racines, c’est- à-dire, selon l’expression de Hegel, passer du « Sentiment de Soi » à la « Conscience de Soi », con- dition que l’homme atteint lorsqu’il est capable de dire « moi ». Or, ce dépassement ne peut se réaliser que dansla société et à traversles relations sociales21. En effet, par rapport à l’animal qui se contente de la satisfaction de l’instinct primaire par la possession de l’objet désiré, il existe chez l’être humain affranchi de son animalité un « désir d’un désir », comme le dit Hegel, qui implique donc un acte de reconnaissance par un autre être humain. Autrement dit, l’homme essaie de s’af- firmer dans sa société en se faisant reconnaître en tant qu’être qui sait s’élever au-dessus de l’an- imalité. Cela à travers la dépréciation de la vie d’abord22, et ensuite par le renoncement à la jouissance du corps. Étant donné que ce ne sont pas tous les hommes qui sont capables d’étouffer l’instinct de la vie, le processus de la reconnaissance débouche sur une dialectique de la domination et de la servitude, où celui qui est en mesure de risquer sa vie se fait reconnaître Maître, sans re- connaître l’autre de la même manière ; l’obligeant donc à se reconnaître (et à se faire reconnaître) Esclave du Maître. Le défi de la mort est donc à bien des égards la toute première étape de la constitution du héros. À ce propos, il est essentiel de remarquer que la dialectique hégélienne de
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20À travers la comparaison avec un personnage fictif – Hécube –, en se qualifiant de « John‐a‐dream» ; et plus tard à travers la comparaison avec des milliers d’hommes qui sans raison vont se faire massacrer – en se qualifiant de « bête ».
21Déjà Aristote avait affirmé au début de la Politiqueque « celui qui est sans cité, naturellement et non par suite des circonstances, est un être dégradé ou au‐dessus de l’humanité » (1995 : 28). S’appuyant sur les thèses hégéliennes, Doubrovsky écrit à propos : « Pour qu’il y ait avènement de la conscience et de l’hu‐
manité authentiques, il faut que le désir porte sur un autre désir, qu’il soit, suivant l’expression hégélienne,
“désir d’un désir” : ainsi, dans l’amour, le désir humain ne se distingue du désir animal que si l’un des partenaires ne désire pas seulement le corps de l’autre, mais le “désir” de l’autre, s’il veut être “aimé” par l’autre, c’est‐à‐dire reconnude lui. Chez l’homme, Moi animal et Moi humain coexistent, mais, pour qu’il y ait accession au règne véritable de l’humain, il faut que le désir humain l’emporte sur le désir animal.
L’homme ne peut donc se définir comme homme qu’en se faisant reconnaître » (1982 : 93).
22« Il n’existe qu’un seul moyen, selon Hegel, de prouver à l’autre qu’on est une conscience : c’est s’élever précisément au‐dessus de l’animalité, en s’élevant au‐dessus de la vie. Car la vie est, pour le désir animal, valeur suprême. Le désir humain ou désir de reconnaissance par autrui devra donc se manifester par le risque volontaire de la vie, affrontement délibéré de la mort » (Doubrovsky, 1982 : 94).
la constitution du héros ne s’applique pas seulement au Cid. Au contraire, on a bien l’impression de la retrouver un peu partout dans le théâtre de l’époque ; à partir du mythe donjuanesque, où le personnage s’érige en héros aux dépens de ceux qui l’entourent23, et finit par défier véritable- ment la mort. Mais à part l’exemple retentissant de don Juan (dans la version de Tirso autant que dans ses réécritures et dans le développement du mythe mis en lumière par l’étude de G. Macchia), on retrouve également l’étape de l’affrontement délibéré de la mort dans beaucoup d’autres pièces.
En ce qui concerne les exemples traités ici, rappelons que Rodrigue montre de savoir mettre en jeu sa vie en défiant le comte ; et qu’il entame son ascension justement à travers sa victoire dans le duel. De son côté, le prince Harry manifeste sa valeur non seulement en tuant Hotspur et en éradiquant ainsi la révolte contre le règne de son père, mais également grâce au courage qu’il affiche avant la bataille, qui par ailleurs fait pendant à la peur de Falstaff. Dans le cas de La vie est un songe, la révolte que Sigismond conduit contre son père ne représente pas en soi un risque volontaire de la vie, dans la mesure où l’insurrection est également partagée par des personnages qui, à l’instar de Clarin, ne sont nullement prédisposés à mettre en jeu leur vie. Sigismond s’érige en héros plutôt par d’autres voies. Ayant donné valeur seulement à ce qu’il y a après la mort, il dévalorise sa vie24. Le prince compare la vie à un songe (l’on connaît la proximité de la mort et du sommeil dans la culture occidentale ; au demeurant, Hypnos et Thanatos sont justement des frères dans la mythologie grecque), duquel il se réveillera pour commencer à vivre véritablement25 après que ce songe sera terminé. Aux yeux du prince, accepter de vivre signifie en réalité accepter une vie qui ne se distingue pas de la mort ; et sa première réponse à la demande de prendre la tête de la révolte ne laisse pas de doutes : « Eh bien non, cela ne sera pas ; voyez-moi une fois encore soumis à ma fortune ; et puisque je sais que toute cette vie est un songe, allez-vous-en, ombres qui d’une apparence de corps et de voix abusez mes sens privés de vie, lorsqu’en réalité vous n’avez ni voix ni corps » (167)26.
C’est en acceptant d’agir que Sigismond s’élève de sa condition d’abrutissement, car pour lui vivre veut dire rêver, et donc mourir : « Puisque la vie est si courte, rêvons, mon âme, rêvons une fois encore » (169)27.
En même temps, grâce à la conscience qu’il a désormais de la vie, il peut se montrer, aux yeux des autres personnages, insouciant de la mort, et être ainsi reconnu comme Maître : « Mais que ce soit en prenant garde et en considérant que nous devons au moment le plus imprévu nous réveiller de ce bonheur […]. Sachant ainsi d’avance, […] affrontons tous les risques. […] Sonnez l’appel aux armes, car bientôt vous verrez mon immense vaillance» (169, je souligne)28.
De même que dans Le Cid le protagoniste réussit à se faire reconnaître véritablement comme Maître grâce à ses actes (par opposition à la vaine rhétorique de Chimène), de même dans La vie est un songe c’est grâce à cette action que Sigismond peut se constituer en héros bravant la mort.
Le protagoniste a en effet bien changé depuis le début, lorsque – tout abruti qu’il était – il montrait VINCENZO REINA LI CRAPI 7
23Dans ce sens, don Juan « s’attaque à la femme non point comme à la proie naturelle du mâle, mais pour atteindre l’homme qui la protège, pour le déshonorer honorablement » (Aubrun, 1957 : 42).
24« Pour Sigismond, qui raisonne en fonction de sa contradictoire expérience, l’apparente antinomie de la veille et du rêve ne se laisse résoudre que si on la rapporte, au‐delà d’elle‐même, à une transcendance, marquée par l’heure du “réveil” et qui serait le seul lieu du réel et du vrai » (Molho, 1995 : 264).
25Pour l’homo religiosus, « l’existence dans le temps est ontologiquement une inexistence, une irréalité […]
il manque de réalité non parce qu’elle n’existe pas au sens propre du terme […] [mais] parce qu’elle n’exis‐
tera plus d’ici dix mille ou cent mille ans » (Eliade, 1952 : 87‐88).
26« Pues no ha de ser, no ha de ser. / Miradme otra vez sujeto / a mi fortuna; y pues sé / que toda esta vida es sueño, / idos, sombras, que fingís / hoy a mis sentidos muertos / cuerpo y voz, siendo verdad / que ni tenéis voz ni cuerpo » (166).
27« Pues la vida es tan corta, / soñemos, alma, soñemos / otra vez » (170).
28« Pero ha de ser / con atención y consejo / de que hemos de despertar / de este gusto al mejor tiempo ; / […] Y con esta prevención, / […] atrevámonos a todo. / […] Tocad al arma, que presto / veréis mi inmenso valor» (170).
sa répugnance pour la vie et menaçait de s’« arracher de [s]a poitrine des lambeaux de [s]on cœur » (29), sans pour autant donner suite à ses propos (situation que l’on retrouve également dans La fille de l’air29).
L’amour est l’autre « champ de bataille » qui détermine la naissance du héros au sens moderne du terme, dans la mesure où il est porteur d’un principe d’individualisation – valeur fondamentale de l’esprit bourgeois. Dans Le Cid, comme l’a montré S. Doubrovsky, l’opposition entre le héros moderne et le héros féodal est mise en exergue par le dialogue qui oppose dans le premier acte Rodrigue à son père à propos de l’amour de Chimène : « pour le féodal, seul compte le principe de la Maîtrise ; les êtres sont interchangeables, identiques, au meilleur sens du terme, comme Diègue ressuscité en Rodrigue » (Doubrovsky, 1982 : 98). Ainsi, d’après don Diègue, qui incarne les valeurs médiévales, « Nous n’avons qu’un honneur, il est tant de maistresses » (v. 1068-1069), alors que le pour le Cid, héros moderne, « L’infamie est pareille & suit esgalement / Le guerrier sans courage & le perfide amant » (v. 1073-1074).
Car « l’amour est précisément ce qui fait du Moi héroïque un individu irremplaçable » (Doubrovsky, 1982 : 98). De plus, le conflit amoureux semble être l’affrontement le plus impor- tant, dans la mesure où il englobe et exige préalablement que l’individu soit reconnu comme Maître30. Au demeurant, il met les personnages devant l’épreuve la plus redoutable et insidieuse de l’époque : la passion amoureuse31. Pour Augustin d’Hippone, « Lorsque ce qui place l’homme au-dessus des bêtes – qu’on appelle intelligence ou esprit ou, plus exactement l’un et l’autre, car nous trouvons ces deux appellations dans les Livres divins –, lorsque cela domine et commande aux autres éléments dont l’homme est constitué, alors l’homme est en ordre parfait » (d’Hippone, 1976. I, viii, 18).
Or, la passion amoureuse notamment est l’une des causes les plus fréquentes de l’aveuglement de la raison (et donc de l’abrutissement de l’homme) : elle est omniprésente dans le théâtre de la Contre-Réforme32. Dès lors, Sigismond et Rodrigue deviennent des héros parce qu’ils savent re-
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29« Semíramis : Tiresias, abre esta puerta, / o a manos de mi furor, / muerte me dará el verdugo / de mi desesperación. / […] Tiresias, si hoy no dispensas / las leyes de esta prisión, / donde sepultada vivo, / la muerte me daré hoy » (Calderón, 1987. V. 13‐16 et 35‐38).
30Dans Le Cid, « Rodrigue, lui, inclut la gloire dans l’amour comme condition de sa possibilité. […] Il n’ac‐
cepte de défier le Comte que pour “mériter” Chimène » (Voltz, 2001 : 113).
31E. Panofsky écrit à propos de la présence du thème dans les arts visuels : « que de préférence à d’autres formes du Mal la volupté charnelle, avec ses tentations, ait été choisie à pareille date pour symboliser le vice, est en parfaite harmonie avec l’esprit de la Contre‐Réforme » (1967 : 127). Pour S. Doubrovsky, « le terrain où se livre la bataille de l’homme contre son enlisement dans la nature, tout autant que l’épreuve du combat, c’est l’épreuve de l’amour. Car jamais la spontanéité naturelle n’est parée de plus d’attraits et n’opère avec plus de force que dans le surgissement de la passion, mouvement total du corps qui comme l’avait bien vu Descartes, envahit et enchaîne l’âme » (1982 : 97). Le théâtre baroque insiste beaucoup sur sa puissance captieuse à travers le toposdu malade qui aime sa maladie et de la métaphore des « yeux hy‐
dropiques ». Dans Le Cid, l’Infante, amoureuse de Rodrigue, constate « qu’avec peu d’effect on entend la raison / Quand le cœur est atteint d’un si charmant poison ! / Alors que le malade aime sa maladie / Il ne peut que souffrir que l’on y remédie » (v. 525‐528). Lorsque dans La vie est un songe Sigismond voit pour la première fois Rosaura, il s’exclame : « Con cada vez que te veo / nueva admiración me das, / y cuando te miro más / aún más mirarte deseo. / Ojos hidrópicos creo / que mis ojos deben ser; pues cuando es muerte el beber, / beben más, y desta suerte, / viendo que el ver me da muerte, / estoy muriendo por ver » (32). On retrouve également l’image des yeux hydropiques dans la Sophonisbede Mairet, exprimée par Massinisse qui avoue sa passion à l’héroïne, liée dans ce cas (comme l’indique B. Louvat dans l’introduction à son édition de la pièce) au thème du double oxymore du vainqueur vaincu par l’amour et captif de sa captive que l’auteur a pu reprendre du chant V de l’Africade Pétrarque : « Mais par mon triste Sort, dont vous êtes l’arbitre ; Par mon sang enflammé, par mes soupirs brûlants, / Mes transports, mes désirs, si prompts, si violents, / Par vos regards, ces traits de lumière et de flamme, / Dont j’ai senti les coups au plus profond de l’âme : / Et par ces noirs tyrans dont j’adore les lois, / Ces vainqueurs des vainqueurs, vos yeux maîtres des Rois ; / Enfin par la raison que vous m’avez ôtée, / Rendez‐moi la pitié que je vous ai prêtée » (Mairet, 2004. V. 892‐900 et v. 892‐900).
32Je cite derechef, à titre emblématique, le cas de la Sophonisbede Mairet, puisqu’elle témoigne bien, par
fuser les appétences de la beauté charnelle, qui, autrement, feraient d’eux des hommes incapables de maîtriser leur destin – sinon des bêtes (comme le montrent par ailleurs les exemples des en- chantements de Circé dans l’Odysséeet, plus récemment, d’Armide dans la Jérusalem délivrée). Enfin, les deux protagonistes expriment par ce renoncement (bien qu’il soit temporaire dans le cas de Rodrigue) un type de magnanimité : celle du sacrifice et de l’acceptation désenchantée de la logique et des lois qui régissent l’univers temporel (idéal qui trouve son expression emblématique égale- ment dans le roman – genre galant s’il en fut – à travers la figure de la princesse de Clèves).
Les qualités du héros moderne
Le héros moderne se définit donc d’abord par sa capacité de savoir opérer dans le temps, à partir d’une conception de l’être dans le temps qui le pousse à voir la dimension temporelle en tant que possibilité33et non comme une limitation. Or à travers leurs actions accomplies dans les deux champs dont on vient de parler, les héros de la première modernité semblent faire référence à l’idéal du magnanime aristotélicien – M. Fumaroli fait appel à cet idéal dans sa lecture du théâtre cornélien (Fumaroli, 1996). Le portrait du magnanime, tel qu’il est tracé dans L’Éthique à Nicomaque, définirait en ce sens l’idéal de la grandeur humaine à l’époque. Dans les pays catholiques, cet idéal était diffusé dans les collèges des jésuites (dont furent élèves Corneille et Calderón) ainsi que dans les classes de philosophie de l’université où l’on commentait le corpusaristotélicien. Chez les jésuites notamment, le rappel au type du magnanime secondait la prédication des valeurs de la Contre-Ré- forme ; au demeurant, il s’agissait d’une vertu expressément citée dans les Exercices de Loyola34.
Or il existe deux genres de magnanimité, l’un renvoyant aux attitudes stoïciennes, à l’impas- sibilité devant les vicissitudes du temps ; l’autre à une qualité plutôt offensive, qui révèle l’héroïsme, le courage et l’ambition de l’homme. Derrière le mot magnanime se distinguent alors deux qualités différentes de l’homme, la magnanimitasdont l’idéal s’incarne dans les figures de Socrate, de Caton etc. ; et la magnitudo animi affichée par des héros guerriers à l’instar d’Achille, d’Alexandre le Grand, de César etc. Ces deux qualités on le retrouve – quoiqu’avec des degrés différents – dans les per- sonnages qu’on a pris ici en considération (l’antinomie, déplacée dans le contexte chrétien, est résolue à travers son identification avec l’opposition du binôme orgueil-humilité, qualités qui, pour les jésuites, peuvent coexister en un même individu)35.
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son mélange de styles appartenants à tous les genres littéraires contemporains, l’importance du thème amoureux à l’époque (B. Louvat écrit à propos que « ces modèles, disparates, ont par ailleurs un point en commun essentiel, à savoir le thème amoureux », 2004 : 73). L’héroïne, dans un monologue au début de la pièce, se plaint en ces termes de sa passion amoureuse pour Massinisse : « Ô sagesse ! ô raison ! adorables lumières, / Rendez à mon esprit vos clartés coutumières, / Et ne permettez pas que mon cœur endormi, / Fasse des vœux secrets pour son propre ennemi, / Ni que me passions aujourd’hui me réduisent / À vouloir le salut de ceux qui me détruisent. / Mais je réclame en vain cette faible raison, / Puisque c’est un secours qui n’est plus de saison. / Et qu’il faut obéir à ce Dieu qui m’ordonne / De suivre les conseils que sa fureur me donne. » (v. 347‐356).
33Comme le signale S. Böhm, dans l’anthropologie augustinienne « une fois [que l’homme est] entré dans le monde terrestre, les potentialités du vécu temporel se développent avec son existence. En ce sens, la temporalité correspond aux possibilités ontologiques de l’être humain » (1984 : 218).
34« La troisième [annotation] est que celuy qui s’adonne à ces exercices se sent merveilleusement aydé et soulagé, lorsque d’un grand courage et d’un cœur magnanime et libéral, il offre d’une grande franchise à son Créateur et Seigneur toute l'affection et liberté de son âme pour pouvoir pleinement et absolument disposer tant de luy que de tout ce qui luy appartient pour son service, conformément à tout ce qu’il jugera pouvoir faire plus à son plaisir et volonté », cité par M. Fumaroli, (1996 : 329. Note 81).
35« Dans l’Ethique à Nicomaque, Aristote avait déjà tenté de résoudre les antinomies que la notion com‐
mune de magnanimité, telle qu’elle était répandue à Athènes, posait sans les réconcilier : contemplation et action, mépris du destin et maîtrise du destin. Et dans l’interprétation jésuite de la magnanimité, cette réc‐
onciliation est poussée plus loin encore, grâce à l’insertion dans l’idéal de la magnanimité des vertus chré‐
tiennes comme l’humanité […] Dans une analyse d’une subtilité morale remarquable, le P. Galluzzi énonce que l’humilité est l’envers de la magnanimité, et non son contraire. L’un et l’autre habituspeuvent coexister dans la même âme » (Fumaroli, 1996 : 335, 337).
En affichant leur grandeur d’âme, les héros modernes sont ainsi la transposition dramatique d’une conception de l’homme qui est aux antipodes de l’homme-Esclave représenté par Caliban dans le théâtre shakespearien, et de l’homme-bête représenté par Sigismond dans la première journée de La vie est un songe. En peu de mots, le héros magnanime que les dramaturges mettent en scène représente une sorte de stade limite de l’être humain, le seuil que l’homme atteint en vue d’un dépassement qui le projette au-delà de la condition humaine même. En effet, « quoique inférieur à la vertu héroïque, vertu surnaturelle, vertu des saints, la magnanimité, vertu naturelle, peut, par son propre élan vers la gloire, dépasser les limites de la nature, cherchant par là même à se dépasser en vertu héroïque »36. D’un côté, donc, la vertu héroïque, celle qui pour le religieux assure une vie éternelle dans l’Au-delà. De l’autre, la vertu du magnanime, qui se révèle d’emblée efficace à vaincre la menace latente de l’annihilation et de l’oubli dans l’ordre temporel. Comme la première, la vertu du magnanime s’oppose au temps destructeur et donne aux hommes l’e- spérance d’une survivance, malgré l’inéluctabilité de la mort et d’une nature qui semble le con- damner inexorablement à la finitude et à l’anéantissement. Belle espérance d’un homme qui vit dansla société et poursa société ; et qui incite donc les individus à l’héroïsme, à la gloire et, par là, à la pérennité, comme témoignait bien la voix plurimillénaire et soulageante de Périclès, qui assurait aux Athéniens que « même si à présent il nous arrive jamais de fléchir (car tout comporte aussi un déclin) le souvenir en sera préservé éternellement » (Thucydide, 1958 : 46).
Conclusion
Le héros moderne mis en scène dans les trois traditions dramatiques prises en considération est donc un personnage vraisemblable qui, agissant en harmonie avec le temps, semble incarner les deux idéaux de magnanimité aristotélique. Bien sûr, il existe des différences entre les héros des différents tréteaux, qu’il ne serait pourtant pas question de traiter ici. Pour conclure, rappelons brièvement seulement que dans la pièce de Shakespeare, la réussite du prince Harry réside dans le fait d’être toujours en harmonie avec le temps (dans le sens qu’il voit le temps comme un allié) ; et d’être conscient de son propre rôle social, qu’il sait par ailleurs « jouer » très bien. Autrement dit, le prince montre de savoir vivre dans son temps, ou mieux dans son époque, celle où, dans l’histoire des mentalités, l’essor de la bourgeoisie met un terme au monde fabuleux et statique de la chevalerie. C’est seulement dans cette perspective que l’on pourra comprendre pleinement l’im- portance de ce chef-d’œuvre, où l’auteur semble transposer sur scène la conception du temps in- égal, tantôt lent tantôt rapide, de Paracelse, selon laquelle chaque époque a son propre rythme, ses vertus et ses potentialités, et la chose la plus importante est de savoir s’y conformer (Braun, 1997 : 172-173)37. Ne pas l’apprendre signifiera échouer comme Hotspur, ou s’égarer comme un Don Quichotte. De cette manière, le héros shakespearien a réussi à créer un temps personnel qui n’est pas en opposition à un « dessein providentiel » que le dramaturge aurait pu suivre influencé par sa source (cf. Goy-Blanquet, 1997 : 92-93), et non plus à la représentation de l’évolution réelle, en acte dans la société de son auteur. Ainsi, en se conformant au cours des événements qu’il sait patiemment attendre, il ne paraît pas être limité par le temps : avec la victoire d’Azincourt, Harry, devenu Henry V, semble ouvrir les temps nouveaux de la bourgeoisie triomphante qui aspire au pouvoir, aspiration très bien représentée par la mobilité verticale du prince Harry.
De l’autre côté, dans les pays catholiques, les jésuites avaient repris idéal du magnanime dans une perspective contre-réformiste. Dès lors, ces héros, dans le parterre du Marais tout comme à l’intérieur des corralesde Madrid, ne pouvaient que susciter l’admiration puisqu’ils incarnaient bien
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36« C’est le dépassement – continue Fumaroli – que Corneille, comme l’a bien vu Péguy, cherche à peindre dans Polyeucte, dédaigneux de la gloire terrestre et du service de Rome pour aspirer à la seule couronne du martyre, au prix d’un sacrifice plus parfait et plus radical que celui d’Horace » (1996 : 340).
37Dans Le roi Lear, Edmond recommande à son capitaine « Know thou this : that men / Are as the time is.
To be tender‐minded / Does not become a sword » (V, iii, 30‐32), [Sache ceci : les hommes / Sont à l’image de l’époque ; avoir l’âme tendre / Ne convient pas à une épée].
– de manière convaincante – les idéaux qu’on prêchait dans les chaires, à la sortie du théâtre. Au- jourd’hui, les vieilles croyances, les valeurs d’antan ainsi que les sensibilités ayant changé, l’on ad- mire un peu moins les qualités de ces personnages qui jadis excitaient les foules grâce à leur victoire sur eux-mêmes et leur maîtrise du destin ; et l’on tente à remarquer plutôt que le sacrifice à un ordre apollinien38, l’annihilation d’un protagoniste (c’est le cas notamment de Sigismond) qui doit se révéler autre que ce qu’il est véritablement : en un mot, hypocrite. Car pour se montrer digne de la place et du rôle accordés dans la société, la personaqu’ils affichent est manifestement fausse. Lorsque le désir de Maîtrise et de dépassement de soi passe préalablement par l’acceptation – et même la revendication – de l’animalité foncière de l’homme, l’on accepte plus volontiers d’encenser le défi donjuanesque (dans ce qu’il y a de prométhéen), à l’encontre d’une divinité qui ne saurait plus se manifester, ne fût-ce que par l’opprobre qui incomberait sur elle, après tant d’a- trocités qui l’ont laissée indifférente et bien cachée.
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38N. Frye a écrit à propos de la différence entre notre société et la société élisabéthaine que « pour les Élis‐
abéthains, la société était fondée sur l’autorité personnelle, avec à sa tête le souverain et, descendant à partir de ce dernier une chaîne d’autorité personnelle […] Cette conception de l’ordre social, mettant l’ac‐
cent sur le limité, le fini et l’individuel, correspond, comme on l’a indiqué plus haut, à la vision niet‐
zschéenne de l’apollinien dans la culture grecque. Voilà qui nous rend difficile à comprendre. Nous vivions nous‐mêmes dans une société dionysiaque, traversée par des mouvements de masse, avec l’ascension et la chute de chefs, une société constamment en proie au risque de se dissoudre dans une tyrannie informe d’où aura disparu tout sens de l’individuel. Nous vivons même sur une terre dionysiaque, titubant comme un ivrogne autour du soleil » (2002 : 20‐21). Cependant, dans l’Henry IVde Shakespeare, à travers le succès de Falstaff, et en considérant les futures exploits du jeune prince, les spectateurs tout comme l’auteur sem‐
blent approuver l’existence de contre‐modèles. Cette lecture serait donc à revoir et nuancer, et ferait da‐
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AIC 12
Le Dom Juan de Molière : qui a lancé la première pierre ?
DANY JACOB
State University of New York at Buffalo
After experiencing trouble with Tartuffe, in 1665 Molière offered the French audi- ence a “pièce à machines”, Dom Juan ou le Festin de pierre, which was enthusiastically received on the opening night, only to be almost immediately withdrawn after- wards. Critics have long argued about the real reasons of such an awkward course of action. Some believe that the performances were discontinued largely because of the virulent Observations sur une comédie de Molière intitulée Le Festin de pierre, contained by a libellous booklet obscurely signed “sieur de Rochemont”. Others say Dom Juanitself is an attack aimed to the critics of Tartuffe. Is then Molière’s antihero masked as a real hero just a character on stage? Or is he conveying the author’s fierce response to earlier criticism?
Keywords: Don Juan; French literature; French theatre; Molière; ambiguity;
pamphlet.
« «
[…] Tu ne sais pas encore […] quel homme est Dom Juan » s’exclame Sganarelle dès la première scène à Gusman. Quel homme est-il donc ? Héros ou Antihéros ? Personnage mythique, ses aventures sont racontées depuis plus de trois siècles et nombreux sont les auteurs qui se posent la question s’il est encore justifié de parler du Séducteur et de l’Invité de pierre comme un mythe que nous percevons de nos jours. Dans son Mythos Don JuanBeatrix Müller-Kampel illustre le déclin du culte « donjuanesque ». En effet, elle établit une triste liste de la présence de ce personnage mythique jusqu’à nos jours – qui se résume à l’opéra grâce au succès incroyable de la dramma giocosade Mozart et de son librettiste Da Ponte, mais également aux su- permarchés, aux marchands de tabac et aux fleuristes. Sur un ton ironique, l’auteur précise que l’héros s’ « est retiré » sur les étalages (Müller-Kampel, 1999 : 3) et qu’il devient comestible et l’in- dustrie ne s’arrête pas là. Cela n’explique pourtant pas quiil est.En littérature française, c’est sous la plume de Molière que nous (re)découvrons notre héros inscrit « dans la lignée des héros de la tragédie grecque, coupables d’hybris» ; il est un « grand seigneur méchant homme » ; « le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, en pourceau d’Épicure, en vrai Sardanapale, qui ferme l’oreille à toutes les remontrances qu’on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons » (I, 1). D’après cette description, il n’est pas surprenant de savoir que cette pièce de Molière ait fait du remue-ménage lors de sa première représentation. Or, après les problèmes causés par sa pièce polémique Tartuffe, Molière présente au public français un sujet alors à la mode : Dom Juan ou le Festin de pierre. La pièce commence en février 1665 mais elle ne restera guère longtemps à l’affiche malgré un succès ambivalent. Plusieurs critiques se sont penchés sur cet arrêt intriguant, certains insinuent la retraite de cette pièce à cause du pamphlet Les Observations sur une comédie de Molière in- 13
AIC nr. 15 1/2015
©2015 AIC
Molière’s Dom Juan: Who Cast
the First Stone?
titulée Le Festin de pierre d’un auteur anonyme surnommé « sieur de Rochemont », d’autres avan- cent la théorie que cette pièce en elle-même soit un manifeste ou encore un pamphlet en réaction aux critiques de Tartuffe.
Se pose donc la question : qui a lancé la pierre ou qui a commencé ce débat polémique : Molière ou le public critique de la France ? Pour cela il faut donc considérer les trois grands enjeux que ces textes entraînent : la disparition d’une œuvre, sur une assez longue durée ; les modifications du texte de cette œuvre ; l’accusation de libertinage. Celle-ci semble l’enjeu majeur, mais il est im- portant de considérer les deux autres pour disposer d’une base pour évaluer cette dimension de la « querelle ».
Pour mieux appréhender le cœur problématique de Dom Juan, revenons à l’origine du sujet.
Le texte fondateur de Molina El Burlador de Sevillaforme un personnage jusque-là inconnu : un noble espagnol qui se joue de la miséricorde divine et des bornes sociaux, mais qui se heurte à un seul obstacle dans sa course, le Commandeur. La comédie baroque de Tirso rassemble en elle des aventures digne du capa y espada(« cape et épée ») que le public friand demande. Toutefois il ne faut pas négliger le fait que Tirso de Molina est moine, et de ce fait, une « fable sur l’homme soumis à la justice de Dieu » (Biet, 1998 : 14) est née par la même occasion. Cet espagnol est « perfide », injure que le personnage savoure dans multiples versions et traductions, il se veut devenir le « pire dupeur d’Espagne » (Scène XII) par tous les moyens. Aspect important à retenir : le seul objectif de Don Juan est de gagner la renommée du Burladorde Séville grâce à ses duperies(v. Watt, 1996 : 99). Tout cela sous son credoque Tirso n’arrête pas de lui mettre à la bouche : « Que largo me lo fiays» (« J’ai tout mon temps »). Mais Christian Biet nous prévient : Don Juan n’est pas un « séducteur insatiable […] qu’on sanctionne parce qu’il a trop séduit » (Biet, 1998 : 16), mais plutôt comme un « châtiment des femmes ». Il est un antihéros alors que son statut de noble lui donne une prédéfinition d’une figure héroïque.
La leçon moralisatrice de la pièce s’attache essentiellement sur l’excès de confiancedu protagoniste en Dieu. Le fier Espagnol ne fléchit pas dans sa croyance, malgré le nombre élevé des avertisse- ments (parfois répétés plusieurs fois de suite) accompagnés par toutes sortes de références faites, tout au long de la pièce, à Dieu ou à la justice divine (comme « Que le Ciel te punisse » ou bien « Plaise à Dieu que vous ne mentiez point »), de la part de son valet Catalinon, de ses victimes (Tis- béa, Aminta), ou bien de sa famille (Don Pedro, Don Diego). Avertissements auxquels Don Juan répond d’un ton assuré qu’il a « tout le temps de l’apprendre ». Finalement, sa punition méritée par le Commandeur n’étonne personne. Le spectateur et le lecteur y ont été préparés tout au long de la pièce. Par contre, il est important de noter qu’au dernier instant, quand il se trouve devant les portes de l’enfer, Don Juan demande à recevoir un confesseur pour « [l’] absolve[r] de [s]es péchés » (3, XX). Mais l’auteur, ce moine moralisateur, lui refuse cette dernière faveur et boucle sa destinée par la réplique dramatique « Trop tard. Il n’est plus temps d’y penser» (nous soulignons) ; son fameux credos’est retourné contre lui. De ce fait, la figure de Tirso représente l’opposition au mariage social, bien rangé, et ainsi il figure le désir et sa transgression. Nombreux sont les critiques littéraires qui démontrent fiévreusement la naissance du personnage dans le royaume espagnole où « l’amour est régi » et « toute sensualité restreinte » – conditions prônées par l’église catholique et étroitement soutenues par la société espagnole.
Dans cet esprit, et comme le soulève Lespire, le Dom Juan de Molière résume au mieux la pre- mière mutation que Don Juan subit. Il est incontestable que Molière accède à la matière de sa pièce à travers des comédiens de la commedia dell’artequi se sont emparés du héros espagnol, mais aussi à travers les interprétations françaises de Don Juan, spécialement celle de Dorimond et de Villiers. Ces derniers exposent un Don Juan devenu athée et son valet est le personnage stéréotypé de la comédie italienne, Arlequin. Christian Biet précise également que c’est Arlequin qui « fait l’essentiel du spectacle » et qui emporte la relation maître-valet dans une « mécanique farcesque » (Biet, 1998 : 18). Dorimond et Villiers font en effet du noble espagnol un « athée foudroyé » qui
« dénie son père, plus tard le tue ; blasphème par orgueil […] comme il renie Dieu » (Biet, 1998 : 21). Le cadre de l’histoire issu de Tirso est plus concentré chez Molière : l’auteur centralise l’in-
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